Depuis ses débuts dans les années 80, Jean-Paul Eid est demeuré à l’avant-garde et n’a cessé de relever de nouveaux défis formels. Cette saison, il marque d’une pierre blanche un tournant dans sa carrière en signant Le petit astronaute, première œuvre qui joue entre la fiction et l’autofiction. Sans contredit l’une des plus grandes BD publiées cette année, Le petit astronaute s’inspire de sa vie familiale et raconte avec une douceur d’une rare luminosité l’arrivée de Tom, atteint de paralysie cérébrale, au sein d’une famille. Avec une poésie certaine dans les mots comme dans les illustrations, Eid raconte les défis, mais surtout tout l’amour que cet enfant a apporté. Si la lecture de ce livre nous fait parfois pleurer à chaudes larmes, ce n’est surtout pas parce que l’histoire est accablante : au contraire, c’est parce que tant de beauté, c’est impossible à digérer sans quelques sanglots.
Illustration tirée de Petit astronaute (La Pastèque) : © Jean-Paul Eid

À la toute fin du Petit astronaute, on apprend que bien que cette BD soit une histoire fictive, vous avez un fils de 20 ans atteint de paralysie cérébrale, qui a aussi, comme son alter ego fictif, une grande sœur formidable. Quel recul cela prend-il pour aborder un tel sujet? Auriez-vous pu écrire cette histoire de la même façon il y a, par exemple, quinze ans?
Quinze ans, c’est le temps qu’il m’aura fallu pour avoir le détachement émotif nécessaire pour en faire un livre, pour pouvoir faire le tri entre ce qui est vrai et ce qui est intéressant. Tout l’art de l’autofiction repose là-dessus. Contrairement à de nombreux et respectés collègues, l’autobiographie ne fait pas partie de mes gènes. Je suis de l’école de la fiction pure, de l’humour, du polar. J’écris avant tout dans la perspective du lecteur, en me tenant loin du récit. Et puis, il y a la pudeur peut-être. Au final, je pense avoir donné un portrait plus fidèle à travers la fiction qui me laissait les coudées franches plutôt qu’en m’astreignant à respecter la réalité factuelle.

« Cet enfant-là, c’est une leçon qu’il vous sert, sans prononcer un seul mot, juste en vous regardant dans le blanc des yeux. Une leçon sur la différence et la tolérance », dit dans Le petit astronaute la mère de Tom. Croyez-vous que cette BD aura le même pouvoir, soit celui d’ouvrir vos lecteurs à la différence et à la tolérance? Est-ce là votre souhait?
Mon rôle de créateur consiste, entre autres, à bousculer l’indifférence, à exposer le lecteur à des dilemmes moraux, à susciter des questionnements. Mais ce livre, c’est avant tout une belle histoire avec une famille ordinaire qui accueille un enfant « extraordinaire ». Un livre où le handicap n’est pas un problème, mais une réalité autour de laquelle s’articule le quotidien. Le livre que j’aurais aimé lire le jour où on nous a annoncé le diagnostic de notre fils.

Extrait de Petit astronaute (La Pastèque) : © Jean-Paul Eid

Vous avez illustré les couvertures de différents romans d’époque, dont certains de Jean-Pierre Charland et de Laurent Turcot. Vous avez fait des illustrations notamment pour le Centre d’histoire de Montréal. Vous avez aussi plongé dans le passé lors de la création de La femme aux cartes postales, ainsi que dans 1642 : Ville-Marie et Memoria. Et ce ne sont là que quelques exemples de vos incursions du côté historique. Quels sont les défis liés à l’illustration d’époque ?
La recherche de documentation qui demande un temps fou. Mais au-delà de la reconstitution, il faut que la magie opère, que les personnages habitent le décor, qu’on sente qu’ils connaissent par cœur le trottoir sur lequel ils marchent. Avant de raconter l’Histoire, l’illustration doit raconter une histoire. Quand je dessine, je deviens un conteur.

Vous avez travaillé sur la série historique Musée Eden. Vous êtes également le dessinateur derrière les histoires de Grand-Mère, dans la nouvelle mouture de Passe-Partout. Comment réussit-on à passer d’un style à l’autre pour des mandats aussi différents, sans en perdre son latin?
J’ai un spectre assez large qui me permet de butiner d’un univers graphique à l’autre. Collaborer avec un historien pour un ouvrage pédagogique, avec un designer de costumes pour une production cinématographique ou avec le réalisateur d’une émission jeunesse, c’est ce que j’aime le plus dans mon métier d’illustrateur. Et c’est autant de défis qui me poussent à sortir de mes ornières, à me dépasser pour que, quand vient le temps de me lancer dans un chantier de BD qui peut durer plusieurs années, je ne m’encroûte pas dans un style confortable.

Extrait de Fond du trou (La Pastèque) : © Jean-Paul Eid

Depuis plusieurs années, depuis plusieurs projets, vous usez de beaucoup d’ingéniosité pour réinventer les codes de la bande dessinée. On pense naturellement au Fond du trou, où votre personnage doit interagir avec un réel trou, percé dans le livre, et ce, à chaque page. Vous avez aussi déjà osé les scénarios interactifs, la transparence, les pages miroir. Qu’est-ce qui vous fait vibrer, dans ces défis que vous vous donnez?
À l’époque des aventures de Jérôme Bigras dans Croc, je me donnais le mandat de montrer à monsieur Tout-le-Monde ce que la BD avait dans le ventre. À l’époque, la publication mensuelle permettait ce genre de laboratoire narratif puisque les quelques expériences ratées disparaissaient des kiosques au bout d’un mois. Et je me suis pris au jeu : pages en pop-up, lecture inversée, scénario circulaire et finalement un album troué permettant aux personnages de traverser littéralement le livre comme on voyage dans le temps.

Extrait de Memoria (La Pastèque) : © Jean-Paul Eid et Claude Paiement

Selon vous, comment se fait-il que Memoria — rééditée à La Pastèque en 2020 — trouve toujours son public, vingt ans plus tard?
Nous traitions de réalité virtuelle à une époque où elle n’était qu’un concept qui donnait le vertige. Quand un personnage fictif franchit le miroir, ou qu’un usager plonge dans l’illusion, qui est en train de rêver à qui? Ultime mise en abyme. La SF reste pertinente quand les questions qu’elle soulève dépassent la technologie.

Quelle est, selon vous, votre plus grande œuvre et pourquoi?
Mis à part Le petit astronaute pour lequel je n’ai pas assez de recul pour me prononcer, mon cœur penche vers La femme aux cartes postales, coécrit avec le dramaturge Claude Paiement. Pour le dessin, la recherche, la reconstitution minutieuse du Montréal des fifties, bien sûr, mais beaucoup pour le scénario qui balance entre la nostalgie et le suspense, un mariage particulièrement réussi à mes yeux.

Extrait de La femme aux cartes postales (La Pastèque) : © Jean-Paul Eid et Claude Paiement

Vous naviguez dans le milieu de la BD québécoise depuis assez longtemps — vous avez notamment été des collaborateurs de Croc de 1985 à 1995 — pour en avoir connu différentes modes, vagues, étapes. Selon vous, comment se porte actuellement la BD au Québec?
Furieusement bien. Sa santé repose sur des assises multiples aujourd’hui. Elle s’enseigne, s’édite, se lit et se diversifie. Issue d’un milieu majoritairement masculin, la bande dessinée peut maintenant se targuer d’avoir atteint à peu près la parité chez les auteurs et les autrices du Québec. Si les revues telles que Croc ont disparu avec leurs dizaines de milliers de lecteurs par mois, en revanche, le nouveau millénaire aura vu l’arrivée tant espérée d’éditeurs et, dans la foulée, d’auteurs aussi talentueux que diversifiés. Et au Québec, le marché n’est pas saturé. Le meilleur est à venir.

Illustration tirée de Voix et images, n° 128 : © Jean-Paul Eid

Photo de Jean-Paul Eid : © Éric Lajeunesse

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