Après ses chroniques de Shenzhen, de Pyongyang, birmanes et de Jérusalem, album pour lequel il remporte d’ailleurs en 2012 le prestigieux prix du Fauve d’or remis à la meilleure publication dans le cadre du festival international de bande dessinée d’Angoulême, l’auteur globe-trotter Guy Delisle revient à ses carnets, nous faisant cette fois-ci voyager dans le temps.

Originaire de Charlesbourg, l’auteur vedette, établi depuis plusieurs années en France, s’est fait réclamer un nombre incalculable de fois des « Chroniques de Québec » par ses lecteurs. Delisle avait bien l’intention de s’y mettre, mais il lui fallait toutefois de la matière. « Tous mes carnets se construisent autour d’anecdotes confinées puis relues beaucoup plus tard. Dans ce cas-ci, outre la fois où une serveuse de la Vieille Capitale m’avait expliqué ce qu’était le sirop d’érable, mes origines lui étant indétectables vu mon accent français, rien d’autre n’est véritablement arrivé. Dans cette perspective, ces “Chroniques de Québec” ne pouvaient avoir lieu », explique Guy Delisle.

En juillet 2102, à l’invitation du Festival de bande dessinée francophone de Québec (aujourd’hui Québec BD), l’auteur profite de l’occasion pour renouer avec sa ville natale. Carnet à la main, il croque de nombreux lieux au gré de ses pérégrinations, dont l’usine de pâtes et papiers où il a travaillé trois étés consécutifs alors qu’il était étudiant en animation. De son bref passage naît une amitié avec Luc Bossé, éditeur de la jeune structure éditoriale Pow Pow fondée deux ans plus tôt, qui publie l’année suivante Croquis de Québec, l’embryon de Chroniques de jeunesse. « Bien que je n’aie pas pris de photo lors de mon passage à l’usine, qui était à ce moment-là en grève, ma mémoire m’a été d’un inestimable recours, à mon grand étonnement. À 17 ans, notre mémoire vive n’est qu’une page blanche sur laquelle s’impriment ces souvenirs indélébiles. »

Extrait de Chroniques de jeunesse (Pow Pow) : © Guy Delisle

Chroniques de jeunesse
Ainsi, ce n’est pas à bord d’un avion en direction d’une lointaine contrée que nous convie Delisle, mais plutôt d’une DeLorean, mettant ainsi le cap sur le récit initiatique de celui qui allait devenir l’une des voix majeures du 9e art mondial. Bien que l’usine y tienne incontestablement le rôle-titre, l’auteur s’y dévoile comme jamais. Il aborde notamment sa relation complexe avec son père, un homme issu d’une autre génération, celle du silence et de l’absence de la fibre paternelle. On s’étonne d’ailleurs de pareille proposition venant d’un artiste pourtant peu enclin aux épanchements. « Je suis de nature réservée, il est vrai. J’avais à l’origine fait beaucoup plus de pages sur mon père, qui, au final, ont été coupées puisqu’elles n’étaient pas nécessaires. Comme lecteur, je ressens assez vite un malaise lorsque mes collègues abordent des sujets trop personnels dans leurs œuvres. » Il avoue d’ailleurs avoir dû remanier à quelques reprises le chavirant épilogue de deux pages. « Un récit de voyage débute et se conclut généralement dans un aéroport. Là, c’était très différent. Et puis, avec le temps, je deviens plus pointilleux, je me permets de revisiter mon travail en cours de création. »

Delisle réussit admirablement à recréer l’étrangeté d’un écosystème industriel poussiéreux, humide, odorant, assourdissant, peuplé d’hommes plus grands que nature, semblant tout droit sorti d’un univers parallèle. En fin observateur, il plonge une fois de plus le lecteur dans cette nouvelle étude anthropologique, la pondérant habilement de moments cocasses, dont quelques-uns plus touchants. Aussi, il lève le voile sur son métier d’auteur de bande dessinée par le truchement de cette traversée des premiers émois artistiques, peuplée des Tardi, Mœbius, Comès, Rochette, Lauzier, Gotlib et Franquin, dont l’ouvrage Comment on devient créateur de bandes dessinées fut si précieux aux artistes de cette génération, notamment Michel Rabagliati.

Extrait de Chroniques de jeunesse (Pow Pow) : © Guy Delisle

Version québécoise
À l’origine diffusées dans les pages du mythique collectif français Lapin publié à L’Association à la fin des années 90, ses chroniques de Shenzhen ne devaient constituer qu’un unique récit de 16 pages parmi les nombreuses autres brèves qu’il produisit aux côtés de Lewis Trondheim, Joann Sfar, Emmanuel Guibert, Blutch et compagnie. « Quel extraordinaire laboratoire ce fut, entouré de beau monde! À cette époque, je me voyais vivre de l’animation, tout en produisant quelques bandes gracieusement publiées dans Lapin. » The rest is history, comme le dit l’expression consacrée.

À la suite d’une entente avec L’Association, éditeur qui publia notamment Shenzhen (2000) et Pyongyang (2003), Delisle récupère les droits francophones de ses œuvres. Ainsi, Pow Pow obtient l’exclusivité québécoise des deux albums de même que les futurs, dont Chroniques de jeunesse. Cette version exigea quelques ajustements langagiers par rapport à l’édition européenne, question de respecter la sonorité locale. L’album fera comme à l’habitude l’objet d’une traduction anglophone chez l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly, dont la parution est prévue pour juin.

Le début de l’année 2021 marque également la parution de la troisième édition de Comment ne rien faire aux éditions La Pastèque. Épuisée depuis un moment déjà, cette compilation de courts récits publiés majoritairement en première fenêtre dans les pages de Lapin se voit bonifiée d’un récit. Heureusement qu’il ne rechigne pas à voir ses œuvres de jeunesse connaître une seconde vie, comme le font plusieurs de ses pairs. Plusieurs des bandes s’y trouvant demeurent d’une redoutable efficacité.

Alors qu’il relit pour le plaisir les premiers Lucky Luke, Delisle affirme se retrouver dans un flou artistique quant au prochain livre. « Je suis dans un genre de no man’s land. Chaque jour, j’ai envie de faire un truc différent. J’ai quatre projets en tête, que je creuse tranquillement. On verra lequel l’emportera. »

D’ici là, Chroniques de jeunesse saura combler l’attente, d’autant que Guy Delisle y livre non seulement son album le plus personnel en carrière, mais son meilleur.

Extrait de Chroniques de jeunesse (Pow Pow) : © Guy Delisle

Publicité