Gotlib : Réflexions-en-Vrac et Blagues-à-Brac

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Même s'il se fait plus discret depuis plusieurs années, Gotlib est toujours considéré comme un maître de la bande dessinée. Ses albums, sans cesse réédités, obtiennent un succès phénoménal, et ce, même si l'art du pastiche et de l'humour absurde semble aujourd'hui désuet. Souvent imité mais jamais égalé, Gotlib est une école à lui seul. La publication d'inédits chez Dargaud et d'une intégrale chez Fluide Glacial s'avérait l'occasion en or de s'entretenir avec l'artiste qui, depuis sa retraite, juge l'évolution de la bande dessinée avec le même humour mordant.

Dans votre introduction des Inédits, vous dites avoir été contraint de publier ces «restes». Quel rapport entretenez-vous avec cet album ?

Ce n’est pas moi qui ai pris la décision de le publier, mais je m’en réjouis. Certaines Rubriques-à-Brac, par exemple, n’avaient jamais trouvé de place dans l’un de mes cinq albums, alors que d’autres sont des pages publiées dans des magazines ou des publicités. J’ai suggéré bêtement le titre «inédits» et puis voilà ! A priori, ce n’est jamais l’auteur qui propose et l’éditeur qui dispose, mais dans ce cas, cela s’est avéré vrai.

Vous avez créé des personnages emblématiques comme Isaac Newton ou cette fameuse petite coccinelle. Maintenant que vous avez tiré votre révérence, est-ce que vous croyez qu’ils ont des chances de survivre dans un autre contexte?

Je ne crois pas, quoiqu’on ait déjà utilisé le personnage de la coccinelle dans une série de 65 dessins animés sur Canal +. Sinon, mes autres personnages ont peu de valeur parce qu’ils n’apparaissent que sporadiquement. Ce ne sont pas des héros de BD comme Tintin ou Spirou et Fantasio, mais des «gimmicks» que je mettais dans les RAB [Note: RAB = Rubriques-à-Brac]. Présenter Isaac Newton dans des situations où une foule d’objets lui tombent sur la tête, ça va. Mais une histoire avec lui comme personnage principal, je ne vois vraiment pas l’intérêt pour moi.

Y a-t-il un personnage avec lequel vous entretenez un rapport particulier?

Il faut dire que je n’ai pas eu beaucoup de personnages. Le plus souvent, ils n’ont duré que le temps d’un album, comme Pervers Pépère ou Hamster Jovial. Sinon, le principal de mon travail, pendant 35 ou 40 ans, s’est fait « ans héros» — sauf peut-être avec Gai-Luron, l’un des premiers que j’ai faits, vers 1964. C’est d’ailleurs avec lui que j’ai senti naître une expression personnelle. Je voudrais bien redessiner Gai-Luron, mais avec quarante ans de moins, cependant !

On vient de publier l’intégrale de Rhââ. Comment entrevoyez-vous la sortie de cet album qui risque peut-être, une fois encore, d’être victime de la censure en raison de ses contenus sexuel et scatologique?

À l’époque de L’Écho des savanes — nous étions trois, Mandryka, Claire Bretécher, moi —, nous n’avons eu aucun problème, et ce, même si nous vivions sous un gouvernement plutôt strict. Mais c’est quand même moi qui y suis allé le plus fort, qui ai mis le plus d’horreurs, de pipi et de caca dans mon travail. Cependant, j’ai toujours refusé le terme «pornographique» pour décrire ces bandes dessinées. Pour moi, c’est de l’humour avec du sexe. Récemment, on a présenté l’album dans une émission de télévision et, même vingt ans après, j’ai recommencé à avoir la trouille.

Vous avez publié dans L’Écho des savanes, Pilote et Fluide Glacial. Comment entrevoyez-vous le marché de la vente d’albums, qui explose, et le déclin du magazine, un médium qui, autrefois, permettait autant à des créateurs de faire leurs preuves que de séparer le bon grain de l’ivraie?

C’est non seulement regrettable au point de vue créatif, mais c’est aussi dommageable au point de vue économique. Avant, il était possible de vivre décemment en dessinant quelques planches par mois. Nous avions même des cartes de journalistes! J’ai toujours la mienne d’ailleurs… Aujourd’hui, seuls les gros noms sont publiés dans la presse. D’un autre côté, on trouve des dessinateurs émergents à qui on propose de faire un seul album dans un délai déterminé. Après avoir reçu un à-valoir, le pauvre bédéiste se retrouve seul dans son atelier, obligé de dessiner 48 pages d’une traite.

On assiste à une segmentation du public beaucoup plus marquée avec la multiplication des collections. Pourtant, les RAB n’on jamais été vraiment cataloguées. Regrettez-vous ces séries qui plaisaient tant aux jeunes qu’aux adultes?

Disons que mon inspiration, pour employer de grands mots prétentieux, a fait que j’ai toujours été dans des directions intemporelles. Encore aujourd’hui, des enfants — et leurs parents — lisent les RAB. À l’époque, je m’adressais directement au lecteur en lui posant des questions idiotes. Je lui demandais ensuite de m’écrire. Je vous rappelle que c’était des conneries! Eh bien, 35 ans plus tard, je reçois des lettres d’enfants qui viennent de prendre connaissance de l’album et qui croient que c’est une nouveauté. C’est très gratifiant. J’ai des collègues de ma génération qui n’ont pas cette chance.

On a aussi assisté à la disparition de la tradition du pastiche et de la parodie. Vous étiez considéré comme une référence.

Vous n’avez pas tort. On a l’impression que la parodie est aujourd’hui ailleurs, par exemple à la télévision. Si on fait de la parodie en BD, on a l’impression qu’elle peut être méprisée, qu’il y a bien longtemps qu’on ne fait plus de ça. Même les jeunes créateurs semblent adopter cet esprit. Moi, ça fait partie de ma culture. J’ai adoré la revue Mad. Et j’ai bien connu Harvey Kurtzman, un grand modèle pour moi.

À travers la parodie, vous vous êtes attaqué à des mythes intouchables, comme le Petit Prince, Tintin, Lucky Luke ou Astérix.

Pour moi, c’est un régal en même temps qu’un hommage. Se moquer de quelque chose, c’est affirmer au second degré qu’on aime ça. J’ai aussi beaucoup parodié Victor Hugo, qui est une lecture de chevet. On ne peut pas parodier une chose efficacement si on ne l’aime pas.

Et vos pastiches abordaient aussi des sujets politiques. Voilà une autre tradition presque disparue…

Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, mais je vous donne une réponse qui vaut ce qu’elle vaut: à l’époque, on ne se rendait pas compte que la vie était beaucoup plus belle que maintenant. Il n’y avait pas autant de problèmes qu’aujourd’hui, mais on râlait plus. De nos jours, on ne râle plus. J’ai du mal à expliquer cette mutation des esprits. Je pense qu’il y avait jadis moins de problèmes sociaux. On peut donc plus difficilement parodier; dans peu de temps, la réalité va rejoindre la fiction.

Les règles de la BD sont établies, certes, mais aussi faites pour être transgressées. Aborde-t-on le 9e art avec trop de sérieux?

La BD avait cette particularité fabuleuse de ne pas être codifiée. Il y avait peu ou pas d’écoles. Mettez deux planches de Reiser et de Druillet côte à côte dans un magazine et vous verrez deux styles complètement différents. C’était parce qu’il n’y avait pas de règles. Chacun de nous devait trouver son propre truc. Je ne me suis jamais posé de questions. Après ma période d’apprentissage, ce qui m’intéressait, c’était de trouver des gags, des expressions et des attitudes nouvelles. J’étais heureux quand je trouvais une connerie à exprimer!

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