François Schuiten : Le futur intérieur

4
Publicité
L'année 2002 en aura été une riche en émotions et en célébration pour le dessinateur François Schuiten qui, parallèlement au vingtième anniversaire de la fondation des Cités obscures (en collaboration avec Benoît Peeters) , recevait l'hiver dernier le Grand prix d'Angoulême pour l'ensemble de son œuvre. Véritable événement tant en raison du contexte de sa sortie que par sa structure divisée en deux épisodes - une première dans la riche histoire de la série - La Frontière invisible prouve que le duo Schuiten-Peeters gouverne avec une agilité sans cesse renouvelée un royaume fascinant, un cas unique en bande dessinée. Propos et commentaires d'un visionnaire hors du commun.

Si l’on retourne aux sources des Cités obscures, débutées en 1982 avec la publication des Murailles de Samaris, on cite inévitablement des écrivains tels Borges, Julien Gracq ou Italo Calvino, avec ses Villes invisibles. Comment ces écrivains, de même que vos autres lectures, ont-ils accompagné les Cités depuis leur création ?

Ah, c’est très difficile à dire… Évidemment, ces choses ne sont pas très conscientes ; elles appartiennent parfois à des couches un peu mystérieuses de votre culture. Je pense, effectivement, que Les Cités obscures s’ancrent dans des livres comme Le Château de Kafka – qui a nourrit un livre comme La Tour -, ou ceux d’Italo Calvino, que je ne connaissais pas trop bien, pour être tout à fait franc, lors des débuts de la série. L’influence de Borges est par contre évidente, celle de Bioy Casares aussi, dont l’œuvre nous a, moi et Benoît Peeters, fortement nourrit. Idem pour les romans de Jules Verne et de l’écrivain albanais Ismaël Kadaré. Cependant, Les Cités obscures se construisent aussi sur des matériaux visuels : des gravures, des peintures, des films ; cela donne une culture très  » mixée  » dont les structures, basées sur le réel, restent imaginaires. En s’inspirant de l’œuvre du peintre italien Piranesi pour La Tour par exemple, on a essayé de marquer très nettement les sources de nos influences puisqu’un personnage comme Giovanni Batista est évidemment les prénoms de Piranesi lui-même.

Depuis la parution des Murailles de Samaris il y a vingt ans, votre œuvre a manifestement évolué. Est-ce possible, aujourd’hui encore, de percevoir l’influence de vos lectures dans vos albums? Une œuvre comme La Frontière invisible est-elle complètement autonome, libre de tout  » apport extérieur  » ?

C’est vrai qu’il y a une évolution dans notre travail. Sans doute s’inspire-t-on, dans nos derniers albums, moins de nos lectures et plus de la vie. C’est-à-dire qu’on se nourrit énormément de ce que nous voyons et de ce que nous vivons. Dans La Frontière invisible, la grande maquette de la contrée que l’on découvre à l’intérieur du dôme est inspiré de du travail que j’ai réalisé pour l’exposition universelle d’Hanovre. Vous savez, il y a beaucoup de choses qui fonctionnent ainsi. La transformation que vit notre société, par exemple, qui passe d’un monde archaïque et à un monde plus technologique. On ne peut que s’interroger devant de tels passages, de telles transformations. Il y a donc de ces éléments-là qui nourrissent nos albums, et bien d’autres encore. Nous tentons de saisir au plus près ce qu’on vit même si La Tour (1982), par certains côtés, en est plus éloignée. Chercher les gens qui dirigent cette tour peut aussi être une métaphore sur la société dans laquelle on vivait ; on se posait des tas de questionS : Il y a, dans nos pays industrialisés, une telle faculté de déresponsabilisation.

La Frontière invisible est à la fois votre album le plus fermé, l’action se déroulant dans un seul lieu (le dôme), et le plus politique.

Oui, c’est vrai. Curieusement, il sort à un moment où l’actualité politique française est profondément secouée par une montée de l’extrémisme. La Frontière invisible paraît donc à un moment où la population se pose des questions sur son identité et la montée des nationalismes, sur cette Europe qui est en train de se construire. Ces choses nous troublent ; en Yougoslavie, on a vécu une situation similaire, on a vu ce pays se désagréger. En France, présentement, nous vivons une situation semblable. En Belgique aussi, d’une certaine façon, de même qu’au Canada, vous êtes aux prises avec le même problème, mais d’une façon relativement soft ; moins violente.

Vous jouez toujours sur la représentation du réel et, pour cela, vous utilisez tous les avatars possibles : l’Archiviste, L’Écho des cités, le Guide des Cités. L’inclusion de ces quelques éléments mimant le réel renforcent constamment la fable à la base des Cités, à savoir qu’il existe véritablement un monde parallèle.

Je crois qu’on va même plus loin que ça. Il existe une station de métro parisienne qui est un vrai  » morceau  » des Cités obscures. Idem à Bruxelles, puisque le pavillon construit pour l’exposition d’Hanovre en fait partie. Cette construction, qui fut la plus achalandée de tout l’événement (5 300 000 visiteurs), faisait partie des Cités obscures. En cela réside le plaisir que l’on peut donner aux gens, le petit cadeau pour ceux qui, après avoir fermé le livre, entrent dans un morceau de ce qu’ils ont vu ou rêvé. Ils peuvent le croiser : c’est une espèce de lien avec l’œuvre.

On parle ici de deux mondes parallèles : l’un regarde à l’intérieur des albums et des différentes incarnations (ces multiples stratégies pour faire croire au réel), et un autre montre des gens à l’écoute du monde. Évoque-t-on de manière précise la Terre dans Les Cités obscures ?

Plus ou moins ; c’est dans Le Guide des cités qu’on voit des gens qui observent la Terre à l’intérieur d’un dôme . Dans cet album, on cite un savant météorologue qui aurait dit :  » Nous ne savons rien de ce monde mais ce monde ne nous ignore pas. « .

Mais le lecteur, pris dans le piège du réel, est en droit de se demander que ce Sir Lewis Richardson que vous citez a vraiment existé ?

Absolument ! C’est donc une théorie tout à fait vraie ; Richardson, qui a vécu au début du XXe siècle, était un utopiste du climat. À l’époque, il ne possédait évidemment pas d’ordinateur pour accomplir son travail, il le faisait grâce à des milliers de personnes qui, en temps réel, décrivait les climats. Cette technique est assez compliquée à expliquer, mais il faut savoir qu’elle forme la base du système actuellement utilisé pour analyser les climats. À chaque fois, donc, on part de choses très réelles et on y introduit des notions un peu fantastiques, voire décalées.

Justement, en voulant rechercher cet effet de réel, cette crédibilité de la série, vous vous êtes tournés vers d’autres formes d’art : Benoît Peeters a fait un film, Bilal est sur le point de voir sa Femme-Piège adaptée au grand écran, Sokal s’est lancé dans le jeu vidéo (Sybéria). Est-ce que Les Cités obscures ferait un bon film, selon vous ?

Oui, je crois. On reçoit d’ailleurs plusieurs propositions à ce sujet. Mais je pense que, par notre nature, nous sommes plus intéressés par des formes plus hybrides, plus bizarres, un peu comme des expositions-spectacles telles que celles d’Hanovre. Nous nous sentons plus à l’aise dans une certaine forme d’hybridité, de mixité. Et cela est peut-être dû à nos origines ; nous sommes Belges et notre patrie n’est pas un pays  » pur  » : la Belgique étant coincée entre de grandes cultures, l’Allemagne, la France, etc. C’est donc un pays de mixité, et je pense que dans ce melting-pot de cultures, il y a beaucoup des Cités obscures. La Belgique est un endroit où les plaques tectoniques culturelles se croisent, la secouent. J’aime bien ce pays ; c’est un bon lieu d’observation parce que la culture belge n’est pas très arrogante, elle est assez  » sourde  » ; on entend beaucoup plus le bruit des cultures qui l’entourent, géographiquement parlant.

Parlant de la mixité, Les Cités obscures ont toujours été basées sur la querelle des Anciens et des Modernes, tant au niveau de l’art, de l’architecture, des métiers ou de la mode. Par rapport aux Terres creuses, une série de science-fiction de votre cru, Les Cités obscures pourraient-elles devenir plus contemporaines ?

Oui, tout à fait. Il y a une petite tendance au futurisme, à mettre des appareils plus contemporains. L’intemporalité qui caractérise la série permet la cohabitation d’éléments anciens et futuristes, mais on aime bien que la série ne se fossilise pas dans une vision trop XIXe siècle.

C’est, par exemple, le même type de vision que avait du Paris des années 2000 selon Jules Verne.

Et voilà!

Cette vision d’un futur antérieur, qui fait le charme de la série, a depuis été reprise par bon nombre de créateurs. Les Cités obscures n’ont donc pas le choix d’évoluer, de finir par se rapprocher de notre réalité…

Oui, vous avez tout à fait raison. Ce côté XIXe siècle est en train de devenir un stéréotype. Ça m’agace énormément de voir cela partout, dans des trucs de SF.

On songe nottament aux vision de l’an 2000 de Métropolis ?

Oui. Une telle idée, à la fin des année 70 et aux début des années 80, m’amusait beaucoup. Par contre, aujourd’hui, je n’ai plus du tout la tête à ça ! Ce qui m’intéresse, c’est de trouver des signes qui sortent de ces stéréotypes de la BD. À l’époque des débuts des Cités obscures, ces derniers étaient innovateurs ; maintenant ils ne sont plus. Du coup, je suis obligé de retravailler à créer d’autres signes ou symboles. Dans La Frontière invisible, je suis assez content du dôme que j’ai imaginé ; il est signe en soi, une forme, une image du nombril du monde, toutes les fenêtres du dôme représentant la multiplicité des regards de la population.

Et les strates du dôme représentent les couches sociales. Dans L’Écho des cités, vous présentez ainsi un reportage au cœur de Galatograde, qui ressemble en beaucoup de points à ce dôme.

Oui. Encore une fois, c’est le parc thématique d’Hanovre à l’Exposition universelle (que l’on peut découvrir dans l’album Voyages en utopie ) qui est évoqué dans cet album. L’expérience de travailler avec des scientifiques a rejailli sur La Frontière invisible. Nous tentons, moi et Peteers, de rester en contact avec des expériences qui ne sont pas uniquement liées à la bande dessinée. Un peu la manière de Benoît Sokal, qui diversifie les médiums. Du coup, cela enrichit sa production en bande dessinée. Ce qui me fait très peur, c’est une BD très refermée sur elle-même.

Vous revenez toujours à la bande dessinée, la matrice de votre travail. Or, on a l’impression que cette dernière est extrêmement limitée dans votre œuvre ; plusieurs personnes, d’ailleurs, sont portées à croire qu’il est difficile d’évoluer dans le format que vous avez choisi (un dessin par page).

Ah, ça m’agace que les gens pensent ainsi ! Mais vous avez raison de dire qu’il y a en beaucoup qui croient cette fausseté. C’est pourquoi, peut-être, plusieurs personnes sont frustrées par l’écriture d’une bande dessinée et préfèrent aller du côté du cinéma. De mon côté, je ne rêve pas de faire du cinéma. La bande dessinée offre une liberté qui me rend totalement heureux ; devant une planche, on est le seul maître à bord. Cette liberté est un luxe formidable. Par exemple, je peux travailler une semaine sur une planche, mes autres projets m’autorisant à m’accorder cette liberté.

Qu’en est-il de la suite de La frontière invisible ?

À ce moment (mai 2002), j’en suis seulement à la page 3 ! (rires) Un album est tellement long à faire, et je ne veux surtout pas que ça devienne trop lourd ; je veux que dessiner reste un plaisir. Je ne désire pas être pris dans un système qui m’oblige à produire. Donc, en regard de mes activités parallèles, on peut prévoir la parution d’ici deux ans. Vous savez, je ne crois plus à la configuration d’un auteur qui ne fait plus que de la bande dessinée ; je crois qu’à un moment donné, ça donne un être  » vide « . Il faut absolument se nourrir du monde qui nous entoure, s’enrichir en tant que personne pour alimenter notre œuvre.

* Cet entretien a été réalisé dans le cadre de la rédaction d’un article sur les Cités obscures pour le compte du journal Le Soleil et publié le vendredi 7 juin 2002.

Publicité