Christian Quesnel n’est pas nouveau dans le paysage littéraire : il y œuvre depuis plus de trente ans, mais il semble que depuis quelques années, il soit sous tous les projecteurs, remportant les prix et les honneurs, faisant rayonner son talent jusque par-delà les océans. Cet automne, il fait paraître LA bande dessinée de la rentrée : La cité oblique (Alto), inspirée des récits fantastiques de H. P. Lovecraft sur ses passages dans la ville de Québec. Les libraires a saisi l’occasion pour échanger avec cet artiste passionnant et impliqué, curieux et ô combien talentueux.

Votre style graphique a évolué depuis vos débuts, il y a trente ans. On sent actuellement une touche très artistique, qui s’éloigne grandement des lieux communs du 9e art, de la ligne claire, des planches classiques dites « en gaufrier », des couleurs en aplat. En fait, vous ne semblez évoluer que selon vos tendances personnelles. Pour vous, la bande dessinée est-elle un objet artistique? Où commence la BD et où s’arrête l’illustration?
Bien sûr, pour moi, la bande dessinée est un objet artistique à part entière et j’irais même plus loin : c’est un ensemble d’images solidaires qui, lorsque placées côte à côte, créent un sens, génèrent un récit. C’est exactement dans la séquence qu’elle se distingue de l’illustration. Peu importe l’auteur qu’on lit, c’est bien un langage en soi qui nous est proposé, et ce, peu importe le style de dessin. Que ce soit mon travail ou Bazooka Joe, qu’on pouvait lire lorsqu’on achetait de la gomme dans notre enfance, c’est le même système qui est utilisé pour déployer la narration : c’est là que réside ma conception artistique de la bande dessinée et non la forme esthétique que celle-ci peut prendre.

Qu’est-ce que la portion illustrée de La cité oblique ajoute au texte d’Ariane Gélinas? En d’autres termes : quel contenu complémentaire votre rôle de narrateur en images a-t-il apporté à ce texte d’inspiration lovecraftienne?
Pour être franc, ça ne s’est pas présenté de cette façon. C’est Thomas-Louis Côté, de Québec BD, qui m’a pointé ce récit en 2017. J’ai travaillé seul sur ce projet pendant trois ans en réinterprétant en images le récit de la Nouvelle-France que Lovecraft avait écrit dans To Quebec and the Stars. Lorsqu’Antoine Tanguay [éditeur d’Alto] et moi avons amorcé le travail d’édition, nous avons convenu rapidement que le texte original était trop ennuyant, presque didactique. C’est alors qu’un ami commun nous a mis en lien, Ariane et moi. Elle a tout de suite embarqué dans l’aventure et a su insuffler le style lovecraftien nécessaire pour créer un récit fantastique qui collait à l’histoire du Québec. Je lui rends hommage, car ce n’est pas évident d’arriver en fin de parcours et d’écrire un récit qui avait déjà été narré en images.

Qu’est-ce qui vous fascine, qu’est-ce qui vous émeut, et qu’est-ce qui vous bouscule, dans l’œuvre ou dans les personnages de Lovecraft et qui se retrouve, sous une forme ou une autre, dans La cité oblique?
Lovecraft avait le talent d’inventer des mondes et d’envelopper le lecteur dans des atmosphères singulières. Le fait qu’un monstre sacré du fantastique tel que lui soit venu à Québec à trois reprises et ait écrit une description et un récit historique en dit long sur l’effet qu’a eu cette ville sur lui. Lovecraft est à son meilleur quand on se l’approprie, comme Alberto Breccia, Gou Tanabe ou Alan Moore l’ont démontré en bande dessinée. L’occasion était belle pour moi de tordre la réalité historique pour en faire un objet tout à fait inusité qui me changeait du même coup de mes BD documentaires très réalistes. Quand j’étais jeune, j’aurais aimé découvrir l’histoire du Québec par cet angle lovecraftien : c’est devenu mon focus tout au long de la gestation de l’album.

Extrait tiré du livre La cité oblique (Alto) : © Ariane Gélinas et Christian Quesnel (illustrations)

Plusieurs de vos ouvrages ou collaborations à des ouvrages mettent en scène des lieux, mais surtout des personnages historiques : Félix Leclerc, Ludwig van Beethoven, Nelligan, René Lévesque et même Dédé Fortin (à paraître). En tant qu’artiste, quel est votre rapport au réel? Comment choisissez-vous de le traduire en images?
Je suis curieux de nature. Je m’intéresse à tout, mais tout n’est pas sujet à devenir une bande dessinée. J’aime aller où personne n’est allé et quand j’accroche à un sujet, j’y vais à fond et ça ressemble même parfois à une enquête policière! Je traite parfois de sujets difficiles, car mon rapport au réel est presque toujours empreint d’onirisme : c’est ma façon de voir les choses qui m’entourent et d’entrevoir les strates du passé qui composent le présent et dessinent l’avenir.

Depuis quelques années, je prends des distances vis-à-vis de l’histoire avec un grand H pour me permettre certaines libertés. Esthétiquement, c’est vraiment plus trippant de montrer un Beethoven faire du crowd surfing, ça le rapproche des codes contemporains et donc de nous. D’ailleurs, on m’a déjà dit que ça donnait l’impression de voir « le vrai » Beethoven, punk et introverti!

Vous êtes impliqué aux éditions Moelle graphik et vous enseignez actuellement à l’Université du Québec en Outaouais la discipline de la bande dessinée. Que pensez-vous de la relève actuelle? Quels sont les défis qui l’attendront?
La nouvelle génération, majoritairement féminine, est prometteuse et diversifiée. C’est un métier magnifique, mais il demande une part de sacrifices importants. Je crois que le défi principal pour un jeune auteur est de développer un style singulier et de perdurer. Il y a plusieurs atouts en ce moment sur lesquels la relève peut se construire : une pépinière d’auteurs à l’École multidisciplinaire de l’image (UQO), une production annuelle en constante augmentation, une génération d’auteurs qui atteignent leur pleine maturité et qui génère un lectorat de plus en plus nombreux et exigeant, la multiplication des structures éditoriales de qualité, des festivals courus et innovateurs, des travailleurs culturels et libraires de plus en plus spécialisés en BD et des médias/chroniqueurs qui n’hésitent pas à promouvoir les auteurs québécois.

Extrait tiré du livre La cité oblique (Alto) : © Ariane Gélinas et Christian Quesnel (illustrations)

Dans Vous avez détruit la beauté du monde (Moelle graphik), qui aborde la thématique du suicide et qui met en scène le dernier acte de la personne avant de quitter le monde, vous aviez comme mandat d’illustrer ces instants et les propos du groupe de chercheurs signant le texte. Comment rester dans la lumière avec un sujet si sombre? Qu’est-ce qui vous a le plus étonné de cette expérience?
La lumière est partout, même dans la laideur la plus crasse. J’ai a-d-o-r-é travailler sur cet album qui fut pour moi un projet cendrillon : j’avais pleine liberté. L’ambiance autour de l’équipe était joyeuse et la première rencontre a donné le ton pour la suite. Je suis d’ailleurs demeuré ami avec Isabelle Perreault. C’est un projet où je me suis beaucoup concentré sur l’aspect technique et les stratégies graphiques pour déployer les transitions temporelles, nombreuses dans l’album. En même temps que je faisais la narration en images de VADLBDM, j’alternais les planches de La cité oblique sur la table à dessin pour me permettre de me détacher de cette thématique quand j’en ressentais le besoin. J’avoue que les photos d’archives du coroner me reviennent encore en tête, mais ça reste pour moi une très belle expérience où j’ai beaucoup appris.

Vous êtes amateur de musique. Vous illustrerez d’ailleurs prochainement le segment portant sur le groupe de black metal Forteresse d’un livre à paraître aux éditions Sawin. Vous avez aussi publié Ludwig : Lettre à l’immortelle bien-aimée (Art Global), un récit graphique dont les images sont d’inspiration rétrofuturiste innovant. Créée à partir du Concerto n° 5 de Beethoven, cette BD invite le lecteur à tourner les pages — lesquelles sont minutées — au rythme de la symphonie qu’il peut écouter en même temps. Pourrait-on dire que l’illustration est pour vous un moyen d’assouvir votre curiosité, qui paraît immense et sans limites?
Vous avez raison : presque tout m’intéresse! [rires] De plus en plus, on me propose des projets et je délaisse progressivement la scénarisation pour me concentrer sur la narration en images. C’est cet aspect de mon travail qui m’intéresse le plus : à partir du médium de la BD, quelle approche peut être faite pour parler d’un sujet X et augmenter l’expérience de lecture? Je crois qu’au même titre que le dessin, d’autres formes d’art peuvent contribuer à faire évoluer la manière d’aborder le récit de bande dessinée. Je suis passionné par la narration et la recherche de nouvelles manières d’aborder le récit en images. Délaisser la scénarisation et affirmer être passionné par la narration peut paraître contradictoire si on omet de dire que le geste de dessiner de la bande dessinée est aussi un geste d’écriture, qu’on soit ou non le scénariste du récit.

Extrait tiré du livre Ludwig (Art Global) : © Christian Quesnel

On vous doit la narration graphique de Mégantic : Un train dans la nuit, dont le texte est signé Anne-Marie Saint-Cerny (découlant de son essai Mégantic : Une tragédie annoncée). L’onirisme présent dans tous vos ouvrages récents y est ici particulièrement saisissant. Quelles ont été les balises que vous vous êtes données, comme artiste, pour traiter d’un sujet tragique ayant bouleversé une communauté entière? Tout pouvait-il être dessiné? Et si oui, comment?
Tout peut être dessiné, mais tout ne peut être montré! La maîtrise que j’ai effectuée en pratiques des arts m’a appris à analyser mon travail grâce à une posture interne vis-à-vis du dispositif de la bande dessinée. La prémisse voulant que le lecteur de BD soit le moteur du récit car il comble les ellipses entre les cases, amène l’auteur à juxtaposer les cases d’un « avant » et d’un « après » sans montrer l’événement central. Le lecteur l’imagine. Si on illustre une image trop gore dans un récit réaliste, celle-ci laisse un écho dans la suite des images qui s’offrent au lecteur, handicapant sérieusement sa lecture. C’est une question de dosage et d’équilibre comme dans beaucoup de choses… Parfois, on peut même faire appel à des stratégies abstraites comme dans Mégantic, afin de préserver la dignité des personnes.

Photo : © Isabelle Aubin

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