Dans Symptômes (Pow Pow), sa plus récente parution et à notre avis sa meilleure, la bédéiste Catherine Ocelot épouse les contours d’une question protéiforme : « Qu’est-ce qui nous guérit et nous rend malades? » Et elle le fait avec une exceptionnelle finesse dans le trait et une profondeur dans la réflexion. Grâce à ses personnages attachants dont les dialogues sont tout à fait savoureux, Ocelot part de diverses situations intimes pour ouvrir à des constats universels. Entre cynisme, humour, tristesse et poésie, Symptômes a de quoi réchauffer bien des cœurs cet hiver.

Il y a une part de mélancolie que l’on retrouve dans la plupart de vos œuvres. En quoi cette thématique vous est-elle chère et comment arrivez-vous à la mettre en forme pour les lecteurs?
Est-ce que c’est de la mélancolie? De l’humour un peu triste? Dans mon travail, je me sens souvent sur cette fine ligne qui se situe à la frontière du rire et de la tristesse, sans pour autant verser ni dans l’un ni dans l’autre. Je ne pense pas avoir un tempérament mélancolique, mais c’est vrai que c’est difficile de parler du monde dans lequel on vit sans ressentir de la tristesse… C’est peut-être pour ça que je contrebalance avec de l’humour, pour créer un équilibre qui me permet de continuer à avancer! Ce n’est pas un choix conscient, c’est quelque chose qui se fraye un chemin à travers mes histoires…

Vous signez la couverture de cette édition par une illustration qui montre que lire peut soigner. Vous avez également étudié en art-thérapie. En quoi la BD peut-elle aider, en matière de santé, quelqu’un selon vous?
J’essaie d’être vigilante et d’éviter le repli sur moi-même, d’autant plus que c’est quelque chose qui peut être insidieux et s’introduire plus facilement avec l’âge. Si je suis tournée vers l’extérieur, à ce qui est différent de moi, à tout ce que je ne sais pas, mieux je me comprends et mieux je comprends les autres. Être ouvert à l’extérieur me semble être une condition importante pour être en santé et la littérature est un formidable outil pour aider à y arriver.

Illustration tirée de Symptômes (Pow Pow) : © Catherine Ocelot

Symptômes aborde des sujets profonds, notamment la façon dont le passé et nos relations nous façonnent, ou les difficultés à prendre soin de soi avec bienveillance. Plusieurs métaphores imagées, d’ailleurs, viennent mettre le tout en évidence. Pour écrire une telle BD, il faut donc qu’une grande réflexion ait eu lieu en amont, non?
Oui, ça fait très longtemps que je me questionne sur ce qui nous garde en santé et ce qui nous rend malades, en particulier à travers le prisme de nos relations. Que ce soit celles qu’on entretient avec soi-même ou avec les autres, je m’interroge sur l’impact physique et psychique qu’elles peuvent avoir. Trop manger pour enterrer la méchanceté de quelqu’un envers soi, faire de l’insomnie à cause d’un souper désagréable, retrouver l’appétit grâce à la visite d’une amie avec laquelle on a beaucoup ri… je m’intéresse à tout ce que le corps peut mettre en scène et aux conséquences physiques de nos interactions. La bienveillance envers soi, pour moi, c’est de prendre le temps de respirer, c’est d’arriver à identifier comment je me sens, où je suis. Ça me permet de me grounder, d’être disponible et présente non seulement pour moi-même, mais aussi pour les autres. Être ouvert aux autres, c’est d’ailleurs un des principes importants des groupes de soutien du type Alcooliques Anonymes et compagnie : l’écoute est un facteur qui contribue au rétablissement. Dans Symptômes, les personnages se réunissent dans le groupe Solitudes Anonymes.

En explorant dans Symptômes les possibles de ce qui nous guérit autant que ceux de ce qui nous rend malades, avez-vous réussi à apaiser vos questionnements ou vos angoisses? Croyez-vous que les lecteurs y trouveront également certaines réponses (notamment grâce aux conseils qu’offrent les différents personnages, comme boire des tisanes, nourrir les bons parasites, éviter de penser au corps, trouver sa mère intérieure, viser « l’acceptation totale », etc.)?
Je n’ai pas l’impression d’offrir de réponses ou de recettes concrètes, mais peut-être que les lecteurs et lectrices y verront des pistes de réflexion pour l’écoute et l’introspection? En ce qui me concerne, je pense qu’au fil de mes explorations sur le sujet, ma vision de la santé et de la maladie a évolué : je ne vois plus les choses de façon aussi binaire. Être en santé, être malade, ça veut dire quoi au juste? Qui peut véritablement se dire en santé? Est-ce qu’on est en santé si on fait de l’insomnie? Si on fait du déni, ou si on est obsédé par notre poids? Voir les choses de façon tranchée santé/maladie, être bien/être mal, ça me semble limité et il y a une forme de jugement ou de pression qui se manifeste rapidement lorsque je réfléchis aux choses ainsi. J’ai été hypocondriaque pendant plusieurs années, il m’arrive de l’être encore parfois, on n’est jamais tranquille quand on est paralysé par la peur de tomber malade : ça peut arriver du jour au lendemain! Ce qui m’intéresse désormais c’est de trouver un équilibre, éviter de voir la maladie comme une menace prête à surgir…

Illustration tirée de La vie d’artiste (Mécanique générale) : © Catherine Ocelot

Une scène est particulièrement forte dans votre BD : celle où une dame se rend, à la demande du Département de la solitude, au laboratoire des rêves et cauchemars pour y déposer, à des fins d’analyse, un étrange (beau) rêve qu’elle a fait. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer cette facette onirique?
Dans le livre, je m’intéresse à ce qui se passe à l’intérieur, aux métaphores du corps et au dialogue que l’on peut avoir avec soi. Pour moi, les rêves sont l’aspect le plus magique et mystérieux de ce qui nous constitue. C’est une porte qui mène à notre inconscient, invisible mais présent, qui travaille pour nous. Ils nous envoient des messages (rêves, pensées, idées) souvent sous forme d’énigmes ou encore ils transforment des problèmes en symboles agréables afin que nous puissions rester bien endormis et nous reposer. Lorsque l’on est préoccupé, malade, traumatisé, les rêves le reflètent ; ils se brisent… Puisque le personnage de Mireille prend le chemin de la découverte de soi, ça me semblait tout naturel qu’elle entre en contact avec son monde onirique.

La vie d’artiste (Mécanique générale), votre précédente BD publiée en 2018 qui posait également beaucoup de questions en profondeur et révélait un rapport amour-haine avec la création artistique, a récemment été traduite vers l’anglais. Qu’aimeriez-vous que le public anglophone retienne de cette publication?
La vie d’artiste, c’était l’aboutissement d’une réflexion sur mon travail, la quête de ma propre voix et mon désir de m’assumer… J’explorais mon désir d’exister parmi les autres voix qui m’entourent, et je me demandais comment faire pour être artiste à travers tout ce qui constitue la vie quotidienne. Peut-être que le public retiendra qu’il y a des solutions alternatives au mythe de l’artiste tourmenté, seul dans sa cabane avec sa bouteille d’alcool! Peut-être que les gens retiendront qu’avoir une voix, ce n’est pas nécessairement parler plus fort ou avec une grande assurance; qu’on peut être de bonne humeur et être artiste, qu’on peut se préoccuper des autres tout en travaillant sur ses œuvres…

Illustration tirée de Symptômes (Pow Pow) : © Catherine Ocelot

Pendant un an, vous avez déambulé dans la Cinémathèque de Montréal afin d’en tirer des mises en récit dessinées, tirées de vos rencontres avec les cinéphiles et basées sur vingt-quatre films. Quel lien voyez-vous entre votre travail de bédéiste et l’art cinématographique? Que vous a apporté cette expérience?
Les relations sont au cœur de mon travail en général et cette résidence fut une expérience très riche qui m’a beaucoup apporté, tant sur le plan des discussions que j’ai eues avec les spectateurs que de la découverte des œuvres cinématographiques. Pour moi, plonger dans une bande dessinée, c’est un peu comme plonger dans un film, c’est entrer dans l’univers d’une autre personne… Être touché par une œuvre, c’est être touché par un être humain, sa pensée, son expérience. En faisant ce projet pour la cinémathèque, je souhaitais explorer les façons dont les œuvres d’art se répercutent non seulement chez moi, mais aussi chez les autres. Il y a même quelques histoires qui sont nées de cette résidence et qui ont trouvé leur place dans Symptômes.

Vous avez signé des chroniques illustrées pour La Presse de 2019 à 2020. Quelles étaient les joies de cette collaboration et quelles en étaient les limites?
J’ai adoré relever ce défi, collaborer avec un journal, c’était nouveau pour moi et l’accueil était très chaleureux. C’est certain, c’est un exercice qui m’a poussée à penser mes sujets autrement; quand je crée pour mes livres, je suis concentrée sur l’histoire en elle-même, les lecteurs et lectrices sont absents de mes pensées et surtout, j’ai tout mon temps. Pour un journal, c’est un peu plus compliqué d’oublier le public! Créer sous pression m’a permis d’explorer de nouvelles zones, j’ai trouvé ça très stimulant. J’aurais aimé poursuivre l’expérience, mais nous avons dû interrompre cette collaboration à cause de la pandémie qui est venue bousculer les plans du journal…

Photo de Catherine Ocelot : © Prune Paycha

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