Benoît Peeters : Tel père, tel fils

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Il aura fallu 25 ans d'analyse et plusieurs études, dont la plupart figurent parmi les plus réussies sur l'œuvre d'Hergé, pour que Benoît Peeters signe la biographie du père des aventures de Tintin et Milou. Complément essentiel aux efforts de Pierre Assouline en 1996, cette biographie rédigée par l'auteur du classique Monde d'Hergé révèle un travail acharné et un amour de l'œuvre sans égal. Rencontre avec celui qui vient sans doute de publier le dernier des grands ouvrages pour mieux comprendre la fascinante dynamique établie entre le reporter à la houppe et son créateur.

D’emblée, le titre de la biographie que vous signez n’est pas innocent. Vous avez choisi d’écrire « fils de » et non pas « père de » en parlant du reporter à la houppe. Que peut-on voir dans cette distinction ?

Dans un premier temps, c’est une réponse faite à d’autres livres publiés sur Hergé où le créateur passe à l’arrière-plan. Si je me suis intéressé à Hergé, ou Georges Remi, jusque dans sa vie privée, c’est d’abord et avant tout parce qu’il est l’auteur des aventures de Tintin. Voilà déjà une façon de placer le créateur comme un élément essentiel sans lequel le reste du livre n’aurait pas de sens. L’autre élément, c’est que je crois que ce créateur, au départ, est une page blanche ; c’est-à-dire que le jeune Hergé ne sait pas vraiment dessiner, ni raconter, et est sous l’influence de son milieu. Il va donc s’inventer lui-même par le biais de son personnage : les aventures de Tintin sont pour lui l’occasion de révéler sa personnalité. C’est pourquoi l’idée de fils me paraissait juste. Hergé en arrivera tout de même un jour à le considérer comme son père, une figure d’autorité quoi, et, si l’on veut parler en termes psychanalytiques, comme son surmoi. Autour de 40 ans, il voudra bien sûr s’en délivrer. Hergé songe sérieusement à arrêter la série de Tintin ; paradoxalement, il grandit avec et par elle, mais, en tant que « fils », il se révolte contre son œuvre car elle l’empêche également de vivre.

Vingt ans après le décès d’Hergé, votre biographie fait également la synthèse d’autres ouvrages qui lui ont été consacrés à travers une multitude de citations et de notes de bas de page. Cependant, vous avez déjà dit n’être pas toujours parvenu à bien saisir le « véritable Hergé ». Quelle était donc la pièce manquante du casse-tête ?

Hergé lui-même constituait le premier obstacle à la connaissance de sa vraie nature. Il s’était forgé une image publique qu’il avait construite de la même manière que celle de Tintin ou du capitaine Haddock. Dans les dernières années de sa vie, il a construit son propre personnage, — manifeste notamment dans les entretiens célèbres avec Numa Sadoul —, un rôle dont il n’avait plus tellement envie de sortir, une sorte de masque qu’il avait envie de continuer de porter. Lorsque je faisais Le Monde d’Hergé (Moulinsart, 1991), ce sont ces informations, transmises par les studios, qui me parvenaient. Les témoins, quant à eux, étaient au début relativement discrets. Il a fallu quelques années avant que de nouvelles sources deviennent accessibles, pour que je mûrisse, et que, de conversations en lectures, je découvre autre chose.

À ce propos, vous apportez un nouvel élément à votre biographie, soit les lettres adressées à Marcel Dehaye mais aussi à sa première femme. Ces missives livrent le portrait d’un homme romantique, anxieux face à sa carrière, et, dans l’ensemble, fragile et humain. Cette vision détonne avec celle d’un Hergé antisémite, austère et collaborationniste…

J’ai insisté sur la fragilité de Hergé, un aspect méconnu de son caractère, car on connaît déjà sa dureté de dessinateur sur le plan professionnel, qu’on a parfois exagérée, pointant du doigt l’aspect idéologique de son œuvre, etc. Toutefois, le côté « enfant blessé » avait toujours été oblitéré. Et pourtant ! L’enfance d’Hergé constitue une blessure, et ce à plusieurs titres ; dans son cas, l’enfance ne représente pas le paradis mais un endroit dont il faut s’échapper, un lieu qui lui laisse une forme de fragilité fondamentale qu’on sentira dans tous les moments de crise. Par exemple, les dépressions d’Hergé sont de véritables abîmes ; par moment, il est physiquement incapable de dessiner, moralement incapable de penser à une histoire. Lorsqu’il affirme à Germaine vouloir arrêter Tintin, ce n’est pas du tout une lubie, c’est quelque chose de très profond. Et même lorsque, remis, il reprend Tintin, ce ne sera plus de la même manière. D’ailleurs, les chefs-d’œuvre de la maturité, particulièrement Tintin au Tibet, construits avec les difficultés ressenties par leur auteur, sont chargés d’une profondeur et d’une sincérité exceptionnelles.

Contrairement à d’autres biographes, vous abordez peu le côté politique, ou les prétentions racistes des aventures de Tintin. Que répondriez-vous à un détracteur qui vous accuserait d’avoir biaisé votre analyse parce que vous entretenez trop de sympathie envers l’œuvre ?

En effet, certaines personnes me reprochent d’avoir été trop indulgent. J’ai essayé d’accéder à la compréhension de l’homme, ce qui ne veut pas dire l’excuse ou la justification. Il faut relativiser quand on emploie le mot « collaboration » ; des gens comme Céline étaient des collaborateurs actifs aux écrits criminels — dans le sens où un écrit peut tuer. Hergé était, quant à lui, un collaborateur passif mais opportuniste. Des albums comme L’Étoile mystérieuse, Le Secret de la licorne ou Le Trésor de Rachkam le rouge constituent, au sens propre, de la littérature d’évasion ; aux temps de l’Occupation, Hergé voulait que les enfants puissent d’évader et, en général, son œuvre est très peu touchée par l’antisémitisme, à l’exception de quelques cases malheureuses de L’Étoile mystérieuse. À ce sujet, je n’ai rien caché, ni jamais essayé d’arranger les faits. Je cite d’ailleurs les dialogues de ces cases malvenues, et supprimées dès la deuxième édition. Toutefois, dans ma façon d’aborder les faits, je mentionne l’opportunisme d’Hergé, c’est-à-dire que, pendant la guerre, son souci principal était le succès de ses albums. Hergé était intellectuellement peu formé, et sensible aux influences extérieures : il était plus un suiveur qu’un militant, mais ça lui a tout de même ouvert certains horizons très importants dans son œuvre.

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