Dans le premier tome, on assistait à l’arrivée de Roland de Cremer au Centre de cartographie de la Sodrovno-Voldachie, soumis à un régime militaire oppressant qui prônait d’inquiétantes avancées technologiques. Au milieu de cette querelle, Roland rencontre Skhodrã, une jeune fille ayant sur le corps d’étranges sillons, véritable pays en miniature. Hallucinations ou frontières d’un pays fabuleux ? Dans un fin jeu de renvois entre le microcosme et le macrocosme, la raison et l’ivresse des sens, c’est avant tout le thème de l’inconnu qui est ici abordé, et ce, à travers le regard d’un seul homme. Prenant soin de ne rien gâcher, Benoît Peeters précise d’emblée : « C’est en entrant dans la dernière image que le lecteur se fait sa propre idée de la fin. » Il est vrai que La Frontière invisible se termine sur une trouée, une plongée dans l’incertain. Il est vrai aussi qu’au cœur des « Cités obscures », l’autre grande série du scénariste, c’est souvent l’image qui a dernier mot.
Chefs-d’œuvre de précision et de poésie, les deux albums de La Frontière… relatent comment De Cremer tente d’atteindre la chimérique frontière invisible, située quelque part aux confins du monde connu. Ces escales, parfois teintées d’onirisme, se veulent riches en insolites découvertes graphiques. Féru d’architecture, l’illustrateur François Schuiten gravite au centre d’un complexe réseau d’influences visuelles parfois naïves ou proches de l’Art nouveau, et explore sur un ton rétro des problématiques vieilles comme le monde. L’autre architecte, Peeters, coordonne la gracieuse mécanique de La Frontière… Dans le présent diptyque, il remet en cause l’ordre établi dans le monde des « Cités » en adoptant un point de vue plus humain. Inspiré par Henry James, Peeters a voulu travailler le regard du personnage principal. Mais, au final, il appartient au lecteur de juger : « Il existe une manière de raconter l’histoire d’un individu au milieu d’un monde beaucoup plus vaste que lui. Il s’agit d’un homme ayant d’abord vécu dans un univers de cartes et de livres, qui va se trouver confronté à du réel alors qu’il n’y est pas préparé. À la fin, le lecteur est ou n’est pas avec Roland, et l’accompagne jusqu’au bout ou non. »
Si loin et si proches à la fois, dans un fragile équilibre entre ce monde et le nôtre, les Cités obscures ne sont pas pour autant à l’abri des coïncidences historiques. À l’instar du nôtre, un climat politique instable peut ronger cet univers. Il apparaît donc intéressant de lire La Frontière invisible à la lumière des bouleversements qui agitent le début du XXIe siècle, une tentation à laquelle Peeters ne rechigne pas, même s’il clame haut et fort l’indépendance des Cités : « C’est peut-être notre manière de réagir au monde. Comme des sismographes, on enregistre des choses qui nous habitent, gravitent autour de nous. Dans la première période des » Cités obscures « , nous étions fascinés par les utopies finissantes. Mais depuis la chute du Mur de Berlin, il y a un jeu sur le thème des frontières. Qui aurait cru que 15 ans après 1989, un autre mur s’élèverait, au Proche-Orient cette fois ? Et qui aurait cru au réveil des nationalismes en Europe à l’heure de l’unification ? Nous ne traitons pas de ces phénomènes de face, mais à travers nos fables. Le lecteur investit ensuite le livre avec ses propres métaphores et sa propre réalité ». Investir le livre? Il est aussi vrai qu’au cœur de cet univers, les rôles du lecteur et de l’explorateur se confondent souvent.