Benjamin Lacombe : Un génie en amour

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D’abord, nous planons au-dessus d’une ville aux côtés d’un oiseau qui, bientôt, plonge au cœur des rues grouillantes. Il nous mène sur les pas d’un jeune vagabond qui, à son tour, nous introduit à sa suite dans l’atelier d’un peintre. La ville, c’est Florence; le peintre, Léonard de Vinci; l’artiste qui nous les présente, Benjamin Lacombe.

Le récit débute par la rencontre de De Vinci avec Salaï et, comme l’indique le titre de cette bande dessinée hors-norme, leur relation s’inscrit au cœur du récit. Elle révèle le Léonard intime, un homme qu’on croit découvrir tant son génie et ses chefs-d’œuvre lui ont fait de l’ombre. « Un personnage éminemment moderne, intemporel même », affirme Benjamin Lacombe. Végétarien avant la lettre, écologiste, précurseur de l’ingénierie et de l’aéronautique, homosexuel assumé mais contrarié par la société, De Vinci trouve encore écho aujourd’hui, « particulièrement en France avec ces manifestations contre le mariage gai ».

Si De Vinci a fait écran à Léonard, ainsi en est-il également de Salaï, son jeune amant, dont plusieurs lecteurs apprendront ici l’existence… et l’importance. C’est que le tempérament fougueux de Salaï a l’heur d’aiguillonner le grand artiste, et sa beauté l’inspire. « Salaï – qui lui-même peignait – a été pendant 30 ans son modèle, sa muse et bien plus. Quand le peintre avait des problèmes financiers, que ses créanciers le talonnaient ou que ses clients lui faisaient des procès, [Salaï] s’est battu pour lui. Il aimait profondément Léonard. À la fin de sa vie, ce dernier ne peaufinera plus que trois tableaux : le Saint Jean-Baptiste, pour lequel Salaï a posé, ainsi que La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne et La Joconde. Or, il y a entre le Baptiste, sainte Anne et Mona Lisa une ressemblance troublante… » Comme si ce génie, après s’être exprimé dans toutes les directions, se centrait ultimement sur les seuls traits de l’être aimé.

La mise en scène de la BD se veut au plus près de ce couple illégitime; mais en même temps, Benjamin Lacombe et son complice Paul Echegoyen ont à cœur de recréer l’environnement florentin de l’époque. Non seulement par la reconstitution des décors d’époque, mais aussi par l’exploitation remarquable de la profondeur de champ, même dans les cases exiguës. « Si cet aspect est si développé, précise Lacombe, c’est que Paul est très doué pour le dessin des décors. Comme j’aimais beaucoup son travail, je lui ai proposé un projet propre à mettre en valeur sa grande force. » Il en résulte des vues d’ensemble à couper le souffle.

De fait, leur collaboration s’avère pour le moins singulière. Lacombe s’est d’abord attelé au scénario puis au découpage case par case, lequel a été par après complété à quatre mains. À l’étape du crayonné plus poussé, Echegoyen a dans un premier temps réalisé les décors, que Lacombe a ensuite peuplés de personnages.

Quant aux couleurs, elles ont fait l’objet d’une réflexion poussée, guidée par le souci qu’une mise en couleur trop élaborée ne fasse interférence entre la narration et le lecteur. Démarche intéressante de la part d’un artiste qui, s’il effectue ici un retour à la BD, s’est néanmoins distingué par ses albums illustrés (Cerise griotte, Ondine, Les Contes macabres) et en connaît un chapitre sur l’attrait des grandes images aux teintes somptueuses! « Je désirais demeurer au plus proche de l’écriture, alors j’ai opté pour des planches peintes en camaïeu, poursuit Lacombe, dans des valeurs de sépia, de gris… qui évoquent les nombreux dessins de De Vinci, et où la lumière se met en scène. » Outre la sobriété, cette esthétique monochrome a la vertu de suggérer une époque lointaine, mystérieuse. La quadrichromie est réservée aux tableaux de De Vinci, qui sont soit incorporés à certaines scènes de l’histoire, soit reproduits en pleines pages à la faveur d’intermèdes qui s’insèrent entre les différentes séquences du récit, comme de grandes bouffées de couleurs, « des moments de respiration ». Lacombe avoue qu’il faut être culotté pour oser reproduire certains des plus importants chefs-d’œuvre de l’histoire de la peinture. L’exercice échappe à la prétention parce que les répliques intègrent parfaitement le style de Lacombe et l’esthétique de l’ensemble de l’album. « Repeindre La Cène a été un enfer, se souvient-il. Mais c’est tout l’enjeu d’un livre : se mettre à nu, se mettre en danger! »

Ces images qui jalonnent le récit représentent aussi quelquefois des scènes oniriques ou imaginaires, comme pour nous faire pénétrer dans le subconscient de Léonard. Elles sont en même temps la trace d’un pan majeur de la pratique de Benjamin Lacombe. « Je ne voulais pas réaliser une “bande dessinée d’illustrateur”; mais en contrepartie, pourquoi priver ce projet de mon savoir-faire en illustration? » Par ailleurs, l’album illustré offre une liberté créatrice considérable, alors que la BD implique des contraintes formelles et narratives omniprésentes. De cette expérience, Lacombe retient essentiellement les aspects positifs. « Ce sont des médiums tellement différents… La BD offre d’autres plaisirs. Elle permet notamment de développer un rapport différent aux personnages, de mieux les incarner. »

Ses plaisirs et ceux de son collaborateur Paul Echegoyen, ils sont palpables pour qui plonge dans Léonard et Salaï. Les décors se déploient généreusement, la composition des images et les éclairages contribuent subtilement à créer une ambiance tantôt chaude, tantôt tendue. Le tout est d’une belle fluidité où le poids du labeur et de la documentation ne se fait jamais sentir. « Il ne s‘agit pas d’un récit historique. C’est avant tout une grande histoire d’amour. »

Le tome 1 se conclut comme il a commencé : une vue panoramique sur Florence et un éphèbe qui débarque dans la vie de Léonard. Mais au lieu de fermer la boucle, cette finale ouvre sur un sac de nœuds. Suite et fin dans le tome 2, que Benjamin Lacombe promet très émouvant.

 

Crédit photo : © Matthieu Dortomb

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