Je suis cerné, c’est l’état de siège. Tout autour de moi, des piles de livres s’empilent les unes sur les autres. Un mur de recueils de poésie et de bandes dessinées menace de s’effondrer contre mon dos. Quelques classiques français sciemment agencés servent de socle à mon écran d’ordinateur. Sur ma gauche : une pile de romans québécois à lire avant le prochain salon, une autre, des chefs-d’œuvre russes manquant à ma culture, encore une autre de John et Dan Fante que je veux relire en version originale anglaise, et encore une où se mélangent essais, récits de voyage et recueils de nouvelles. Attendez, je vais les compter… J’ai exactement 129 livres en attente dans les piles prioritaires.

Et sur ma droite, encore des piles de livres : tous ceux que j’ai lus dans les dernières années et jugé dignes d’être conservés. Bien sûr, il manque tous les dons et les prêts, de ceux qui ne reviennent jamais. Ces piles m’apaisent, c’est le travail accompli, la corde de bois bien alignée. Au moins, je n’ai pas à lire ces piles, quoique Borges affirmait que « l’important n’est pas de lire, mais de relire ». Je ne m’en sors pas.

Le tsundoku. Voilà le terme inventé par les Japonais pour décrire ce mal qui afflige nombre de lecteurs, cette accumulation de livres qui s’empilent et ne sont jamais lus. Évidemment, aucun lecteur n’admettra que ses livres ne seront pas lus un jour ou l’autre, mais comme il en acquiert à un rythme qui dépasse sa capacité de lecture, le tsundoku se maintient malgré un certain roulement.

Annie Landreville plaide coupable. Elle aussi empile des piles de livres de son côté. D’ailleurs, c’est au hasard d’une rencontre dans une librairie de Rimouski que la poète bibliophage m’a révélé l’existence de ce concept. J’en connaissais déjà la réalité, je peux maintenant la nommer. Et reconnaître ses manifestations autour de moi.

Combien de fois j’ai pu croiser des lecteurs à la fois épanouis et découragés à la sortie d’un salon du livre? Combien de lectrices visitent leur libraire préféré pour le quitter en étant absolument heureuses et accablées? Encore une fois, ces amants de la littérature se sont dit : « Je vais respecter mon budget, pas de folies », « Aujourd’hui, je n’achète que deux livres » ou « Je prends seulement ce que j’ai réservé et je repars aussitôt ». Évidemment, ces gens de mots ne sont pas des gens de parole quand vient le temps de réfréner leur amour. Ils repartent le cœur et le sac pleins. Pour se consoler, ils se répètent peut-être les aveux séculaires d’Érasme : « Quand j’ai un peu d’argent, je m’achète des livres, et s’il m’en reste, j’achète de la nourriture et des vêtements. » Pour moi, tant que les enfants mangent à leur faim, ça va.

Même les plus grands peuvent succomber à cette dévorante passion. Prenez le cas du président Thomas Jefferson; sa soif de connaissances l’avait amené à accumuler plus de 6 000 ouvrages, et des tonnes de dettes impayées. L’incendie de la Bibliothèque du Congrès américain par les troupes britanniques en 1814 lui a cependant permis de faire d’une pierre deux coups : l’érudit politicien a gracieusement offert sa magnifique collection en échange d’un paiement équivalant à plusieurs centaines de milliers de dollars d’aujourd’hui. Quand la littérature et la comptabilité se rencontrent!

Question bibliothèque perso, tout n’est pas qu’une affaire de quantité. Quelques éditions de La Pléiade choisies avec soin peuvent occuper l’esprit et une étagère avec faste. Des éditions de poche aussi, dans certains contextes. J’ai rencontré les détenues du club de lecture de la prison de Joliette l’hiver dernier. Grâce au programme Book Clubs for Inmates, plusieurs centres de détention fédéraux reçoivent chaque mois une boîte de livres pour leurs clubs. Prisées, ces réunions favorisant la réhabilitation par la littérature permettent à certaines personnes incarcérées de se constituer une bibliothèque qui les suivra à leur sortie. Quelques dizaines de titres, ou une centaine pour les plus lourdes sentences. Si la lecture est un magnifique moyen de passer le temps, c’est aussi une efficace façon de faire son temps.

S’ils sont protégés des rongeurs, de la censure et de l’humidité, les livres nous survivent. Loin d’être périssables, certains se bonifient avec les années. D’autres vieillissent mal. Dans tous les cas, les collectionneurs de mon espèce se retrouvent souvent avec des trésors qui dorment sur leurs tablettes. Même si j’en donne régulièrement, je n’ai jamais eu le courage de mon amie Jacynthe, qui a effectué une grande purge l’année dernière. Deux voyages de pick-up. Toute sa collection redistribuée à des organismes œuvrant en alphabétisation et francisation. Admirable. Elle m’a confié n’avoir conservé que les œuvres essentielles. Quelques centaines de titres, rien de bien encombrant.

Plutôt que de se délester en bloc, certains lecteurs passent de la passion à la profession. J’ai eu la chance de profiter des conseils d’un de ces libraires de fortune. Combien de fois j’ai erré dans la librairie de Jack Drill, feu le chercheur de trésors, sur la rue Ontario, juste pour l’écouter disserter sur les auteurs qu’il avait en stock, encensant celle-ci, descendant celui-là. Ses récits des belles années de la contre-culture, de la distribution de la revue Steak haché ou des batailles de poètes se mêlaient aux volutes de ses clopes. Jamais je n’ai pu ressortir de ce capharnaüm les mains vides. Et si des livres rares s’y trouvaient dans tous les coins, je sais qu’il s’en gardait quelques-uns derrière le comptoir.

Pour ceux qui ne deviendront ni libraires ni grands donateurs, la propension à accumuler des livres peut prendre une tournure tragique; le pendant pathologique du tsundoku se nomme la bibliomanie. Ce trouble obsessionnel compulsif sous-tend l’accumulation ou la collection de livres à un niveau tel que l’équilibre mental en est compromis, que les relations sociales s’en trouvent affectées et que même la santé physique de l’individu atteint peut être menacée. Les cas avérés se font rares, mais la ligne est mince; demeurez vigilants, camarades lecteurs!

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