La littérature fait ses choux gras de la criminalité. Certains journaux, le cinéma et la télévision tout autant. Le petit écran québécois en déborde : d’Unité 9 à 19-2 en passant par District 31, on fait du chiffre, et le public en redemande. À quel point les réalités criminelles et carcérales sont bien représentées en fiction, c’est un autre sujet, mais force est d’admettre que ces univers nous fascinent.

Anxiogènes, les prisons m’étouffent toujours autant et je les quitte sans regret. Les grillages, les portes blindées et les barrières barbelées ne constituent pas des contraintes propres à m’inspirer. Je les décris mieux de l’extérieur, avec un peu de recul. D’autres ont pleinement profité de leurs séjours en détention : le marquis de Sade, Jean Genet ou Albertine Sarrazin ont trempé leurs plumes dans l’encre de l’incarcération. Sans oublier les Russes, bien sûr ; Dostoïevski et Soljenitsyne auraient longtemps laissé mariner leurs chefs-d’œuvre dans l’humidité glaciale des goulags. Et en marge de ces auteurs célèbres, combien de Dominic, Sandra, Mohammed, Theresa, Bobby, Jo et Brigitte aussi. Brigitte, surtout.

Je rencontre des dizaines, voire des centaines de détenus chaque année. L’avantage des parcours atypiques comme le mien, avec ses détours professionnels et autres études orbitales, c’est la possibilité d’ouvrir certaines portes verrouillées. On m’invite au pénitencier comme auteur, mais mon titre de travailleur social me sert de sésame. Du provincial au fédéral, chez les hommes comme les femmes, des « protects » des « wings de santé mentale » jusqu’aux gangsters des unités de sécurité maximum, je commence à comprendre comment ça fonctionne « en dedans ». Et ça fonctionne comme dehors : des humains en tous genres, du stress, des joies, des magouilles, des alliances, des lois officielles et officieuses, des amitiés, des tensions et de la littérature. L’envie d’en lire, d’en écrire.

J’ai offert des ateliers de création à certains de nos détenus les plus célèbres; ce sont rarement les plus brillants. Les gros bras et les grandes gueules non plus, ils impressionnent sur le coup, mais c’est souvent de l’esbroufe. L’expérience m’a appris à repérer celui ou celle qui pèse ses mots, qui analyse, se concentre sur son texte et descend dans les profondeurs abyssales de l’introspection. Quand vient le temps de prendre la parole devant quatre ou soixante codétenus, ce sont ces poètes discrets qui font chanceler les murs de la prison.

Je viens justement de vivre quelques secousses sismiques. La semaine dernière, j’accompagnais une bande de détenus purgeant de lourdes peines. Quelque part entre le rap, le slam et la poésie, on jasait de Josée Yvon, de Gilbert Langevin, de Manu Militari, de Jean-Sébastien Larouche et de Marie Uguay. Les gars ont eu envie d’écrire, même celui qui tremblait sans arrêt, aux prises avec un sevrage qu’aucun ersatz de méthadone ne semblait pouvoir apaiser. Ils ont tous saisi leur crayon et se sont prêtés au jeu.

Leurs profs écrivaient aussi, à l’instar des représentants de la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE) qui m’accompagnaient dans le cadre du concours Ma plus belle histoire. Et moi de même, tant qu’à y être. Une grande communion silencieuse autour de l’écriture. Puis de son corollaire, la lecture.

Un détenu à la tignasse et la mémoire longues s’est lancé dans un poème engagé. « On a brûlé nos livres pis notre passé/J’sais pas si vous êtes au courant/Juste pour parler français, dans le passé/On s’faisait pendre au Pied-du-Courant… » Après l’avoir chaudement applaudi, un codétenu anglophone y est allé de son propre texte : « As I write letters, it’s not only letters that I write/Now I’m staring out the window, I’m staring at the sun/Looking at freedom, wondering will freedom ever come… » Venant d’un homme qui a cumulé plus de 400 jours en isolement dans les dix dernières années, ces mots sont lourds de sens. Son équilibre mental et sa relation amoureuse auront survécu grâce aux longues lettres qu’il rédigeait pour passer le temps ; sa date de sortie devrait coïncider avec la naissance de son premier enfant.

Et ce grand bonhomme au regard franc, ancien traducteur, toujours grand lecteur, qui a partagé son hommage à Einstein : « Albert, hibou de génie debout/Debout devant le tableau crayeux/Ton complet poussiéreux, sali/Par tant de craies usées, épuisées, transformées en chiffres, en lettres, en équations… » Celui-là a mis sur papier toute sa haine pour son père, et un autre a rédigé une liste de promesses à sa grand-mère. Ils se surprennent et se découvrent les uns les autres, s’obstinent, se confrontent, s’épaulent, se livrent.

Puis Brigitte, vice-présidente de la FSE, qui venait seulement annoncer que deux participants de l’atelier remportaient des prix du fameux concours d’écriture national, s’est levée. Du fond de la classe, elle avait aussi écrit quelques lignes, et elle a accepté de venir les lire devant les détenus. Le travailleur social en moi jubilait, le poète aussi. Cette femme droite, fière malgré la charge émotive de ses vers, leur a récité son texte intitulé P’tit loup : « J’me rappelle tes yeux pis ton sourire/Combien t’étais curieux pis qu’t’aimais rire/Mais quand t’es devenu grand, tes yeux, y’étaient vitreux/T’as fumé, t’as sniffé, t’es même allé jusqu’à t’shooter/T’as dû voler pour t’la payer, le juge t’a rentré dedans/Moi j’braillais tout le temps, parce que c’tait peut-être moi, c’tait peut-être nous, les coupables/Aujourd’hui t’es dehors, t’as des cicatrices de justice/Mais moi j’garde espoir de r’voir tes yeux brillants/Parce que t’sé, j’suis ta maman. » Un ange passe, le silence reste.

Un colosse à la barbe fournie s’exclame sans détour : « J’ai envie de pleurer! » Les gars qui l’entourent le secondent et en rajoutent, le texte leur est rentré dedans de plein fouet. Même le détenu en sevrage paraît avoir cessé de trembler tout d’un coup, il hoche simplement la tête, comme s’il voulait répondre à Brigitte, lui dire : « Oui, maman, je vais prendre soin de moi. » Un flottement. Un moment parfait. Comme entrer dans un poème, ou sortir d’une prison.

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