Mais où sont les fièvres d’antan?

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Je relis Villon et sa Ballade des dames du temps jadis. Flora, Héloïse, Blanche, Jeanne occupent sa mémoire, et lui, qui mordait à dents tranchantes dans la vie, revit son passé. Il en cherche la ferveur : Mais où sont les neiges d’antan?

Je retourne à Jules Laforgue et aux rêves qu’il abandonna en mourant à 27 ans : « Ah! oui, devenir légendaire / Au seuil des siècles charlatans! / Mais où sont les Lunes d’antan? / Et que Dieu n’est-il à refaire? » Laforgue aurait voulu tâter de toutes les Lunes poétiques.

Survenant après neiges et lunes, notre aujourd’hui pourrait s’interroger : mais où sont les fièvres d’antan? Vivons-nous, privés de substance politique et sevrés de générosité sociale, un siècle charlatan, une époque réfractaire à l’ardeur, un temps où la raillerie guette quiconque ose penser large?

Nous avons survécu à trois mois d’apnée sociale et culturelle, assiégés par une campagne farcie de sèches jongleries économiques, hantée de trouilles sans objet et vide de rêves. Puis survécu à un pacte de titans négocié en secret. Survécu, mais en quel état? Grandis ou légumineux? Alors que la Révolution tranquille avait lancé ce demi-pays à la conquête d’une instruction supérieure ouverte aux deux sexes, que nous a offert la récente vague de candidats? Peu de défis sociaux ou de chantiers généreux, mais des tonnes de pressions gourmandes et nombrilistes, de calculs d’épiciers et de replis frileux. Mais où sont les fièvres d’antan?

Il est bon que l’État évite le gaspillage, mais l’équilibre fiscal n’allumera jamais les yeux des adolescents. Agresser les désarmés de l’existence, ce n’est pas une croisade motivante. Bombarder des Syriens jusqu’à les muer en réfugiés, ce n’est pas davantage une visée enlevante. Assécher la recherche et l’information, c’est proposer un tunnel obscur. Se déguiser tardivement et unanimement en défenseurs de l’environnement alors qu’il était question d’agresser le Saint-Laurent et ce qu’il symbolise, ce n’était pas encore combler nos descendants d’engagements crédibles. La question insiste : mais où sont les fièvres d’antan?

Notre torpeur est-elle due à l’histoire? Sommes-nous, demanderait Marc Angenot, victimes des Idéologies du ressentiment (XYZ, 1996), encore furieux de la défaite de Montcalm aux mains des Écossais et boudeurs inoxydables depuis? Sommes-nous, dirait Alfred Desrochers, « des fils déchus de race surhumaine » assez déprimés pour tolérer en bêlant les assauts antisociaux de nos piranhas du génie ou de la médecine?

D’autres sociétés ont subi pire que nous sans imiter la Belle au bois dormant. Quand je lis Orhan Pamuk et son portrait de l’Istanbul actuel (Istanbul, Gallimard, 2007), je comprends que lui se sente fils déchu de race surhumaine. Autrefois bastion de l’empire ottoman, Istanbul, dit-il, est aujourd’hui exsangue, sombre, déprimant. L’industrie cinématographique turque, qui produisait plus de 700 films par an, a été stérilisée par l’Occident. Pamuk interroge la société turque : mais où sont nos gloires d’antan? Les fils de Soliman ne doivent pas se satisfaire des oripeaux de son empire. À quand leur rêve? À quand le nôtre? Mais où sont les fièvres d’antan?

À l’approche de Noël, le livre, porteur de fièvres, ne demande qu’à allumer les yeux des enfants et l’imaginaire des adolescents. Par exemple, Anne-Marie Sicotte et ses Tuques bleues (Fides, 2014), ou le Miron de L’homme rapaillé (L’Hexagone, 1994), ou le De Saint-Denys Garneau de Michel Biron (Boréal, 2015)…

Pour que nous reprennent les fièvres d’antan!

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