Liberté et douleur morale

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Le débat au sujet de l’aide à mourir a prouvé plusieurs faits, dont les uns plaisent, alors que d’autres choquent. L’aspect réconfortant, c’est qu’on admet enfin que la personne conserve jusqu’à la fin de sa vie son droit à la dignité et à la liberté. Parmi les facettes choquantes du débat, deux ressortent : d’une part, médecins et avocats exercent une emprise exorbitante sur l’aide à mourir; d’autre part, seule la souffrance physique met en branle la mécanique médico-légale, comme s’il n’existait aucune autre douleur. Comme souvent, la littérature fournit pourtant des repères.

Au sujet de la mort désirée, Camus sert toujours de balise : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie » (Le mythe de Sisyphe). André Comte-Sponville voit là une outrance, tout en reconnaissant que ce jugement relève de chacun : « Toujours est-il qu’il n’est de sens que subjectif, comme je le crois… » (La sagesse des Modernes, Robert Laffont, 1998). Les deux s’entendraient sur ceci : le propriétaire d’une vie est le mieux qualifié pour juger si, oui ou non, elle vaut la peine d’être vécue. De quoi mettre la décision hors de portée des médecins et des avocats.

L’État n’aurait donc rien à dire? Faux. Quand se heurtent les courants sociaux, l’État doit ménager à chacun son espace vital. Qui veut une aide pour quitter l’existence doit l’obtenir; qui veut poursuivre son chemin, paisible ou douloureux, doit échapper à toute euthanasie. Réussir ce qui faisait la fierté d’Aragon : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » résistaient ensemble en un seul maquis. Au Québec de notre temps, celui qui demande l’aide à mourir doit l’obtenir, mais nul ne doit empêcher son semblable de prolonger son existence s’il le désire. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père », disait le Christ et pensait Tocqueville.

Cela rappelé, la littérature révèle le travail à consentir pour que l’aide à mourir prenne en compte toutes les souffrances et non pas seulement leur versant physique. Puisque l’âme subit autant que le corps la souffrance, le désespoir, la nausée, le spleen, pourquoi le corps serait-il, comme dans le débat étriqué d’aujourd’hui, le seul à mériter l’aide à mourir?

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Zénon, le magnifique médecin de L’œuvre au Noir (Marguerite Yourcenar, Folio, 1968) disait : « Ce n’est pas à moi de décider si cet avare atteint de la colique mérite de durer dix ans de plus, et s’il est bon que ce tyran meure. »

Rimbaud écrit : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai
injuriée » (La saison en enfer, Pléiade). « J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. »

En exergue au Livre premier de son Traité du désespoir, Kierkegaard affirme « que le désespoir est la maladie mortelle » (Idées, Gallimard, 1949).

En somme, il faut entendre la littérature dans son survol de tous les types de souffrance humaine, mais entendre aussi en elle la quête de liberté et de dignité. Que s’efface donc l’affirmation que Michel Folco prête aux bourreaux : Dieu et nous seuls pouvons (Seuil, 1991). En effet, ni les bourreaux, ni les armadas légales ou médicales ne devraient accaparer le pouvoir d’accorder ou de refuser l’aide à mourir ni évacuer des destins intolérables l’insondable et discrète souffrance morale.

Amplifier, bien sûr, les soins palliatifs, mais acquiescer aussi aux diverses requêtes des consciences libres.

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