Les mots à l’abandon?

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Pierre Larousse, éditeur (et vendeur) de dictionnaires, proposait ceci : « Entendons-nous sur les mots et nous nous entendrons sur les idées. » Il ne prévoyait pas que notre époque torturerait les mots jusqu’à noyer leur sens initial. Il ne prévoyait pas non plus que le tripotage des mots favoriserait le lavage des cerveaux. Notre actualité l’aurait désolé.

Orwell l’avait pourtant prévu : « Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but » (1984).

Même la Bible assiste au sac de ses mots : on tord son appel à l’ardeur jusqu’à y lire du terrorisme. Elle disait : « Je connais tes façons d’agir, dit l’Esprit : tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant! Mais parce que tu n’es ni bouillant ni froid, je vais te vomir » (Apocalypse, 3:15). Or, des palabres vantent aujourd’hui la tiédeur et accusent la ferveur de radicalisme. Pour alourdir les contrôles, on qualifie les convaincus d’êtres dangereux. Au passage, on oublie qu’être radical à 18 ans est une vertu; c’est à 40 ou 50 ans que le radicalisme pourrait inquiéter… Quel adulte réussi n’a pas été radical dans sa jeunesse? Faut-il qu’un jeune « aux semelles de vent » devienne un Rimbaud à combustion lente (Jean Lemieux, La lune rouge)? Pourquoi radical au lieu de violent?

Un mot de politique. L’OTAN est un sigle qui renvoie à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Parmi ses membres, elle inclut entre autres la Grèce et la Turquie, pays situés plutôt loin de l’Atlantique Nord. L’énorme contradiction entre le nom de baptême de l’OTAN et sa menaçante obésité moderne devrait signaler l’ampleur des gains effectués par Washington à même l’Est européen. Ce n’est pas le cas. Hillary Clinton voulait pousser l’OTAN jusqu’à Moscou; Trump, dans un rare accès de bon sens, suggérait de l’abolir. Pourquoi? Parce que la septuagénaire OTAN devait bloquer le Pacte de Varsovie et que… le Pacte de Varsovie est mort. Le sigle OTAN est vide et menteur.

Un mot bien à nous : l’expression moins pire. Elle est si bête que nous devrions l’abolir. Pire, en effet, est un comparatif signifiant plus mauvais. Accoupler moins et pire équivaut donc à dire moins plus mauvais. Intelligent?

L’astrophysicien Hubert Reeves tient trop à la clarté des mots. Appelé à siéger au comité auquel le CNRS (Conseil national de la recherche scientifique) confie la sélection des chercheurs, il en souffrit : « … on me fit vite comprendre qu’en disant ce que je pensais, c’est-à-dire en assignant au dossier d’un candidat les qualificatifs qu’il me paraissait mériter, je risquais, face à la surenchère des rapports de mes collègues, de l’enfoncer irrémédiablement » (Je n’aurai pas le temps, Seuil, 2008). On ne lui offrit pas de renouvellement. « J’en fus fort soulagé », écrit-il.

N’oublions pas les accommodements raisonnables. Sandrine Malarde déclare que « le terme a été largement galvaudé » (La vie secrète des hassidim, XYZ, 2016). Et elle cite un texte de Pierre Bosset : L’accommodement raisonnable. Du bon et du mauvais usage des mots. « Pour qu’il y ait accommodement au sens propre du terme, rappelle-t-elle, il faut qu’un individu soit victime de discrimination. » Donc, givrer les vitres d’un gymnase où pédalaient des femmes en tenue athlétique n’était pas un accommodement raisonnable. On se calme?

Quand les mots veulent dire n’importe quoi, certaines campagnes électorales produisent n’importe quoi. Et profitent à n’importe qui. Des noms?

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