Les Ancrages et les aventures

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J'éprouve un bien faible attrait pour les questionnaires simplistes qui tiennent à savoir quel bouquin entre tous vous emporteriez pour un exil de dix ans sur une île sans librairie. En revanche, j'aime sentir que Gil Courtemanche revient à Éluard comme à sa source, que l'ami Jean-Pierre Cloutier fréquente régulièrement Robert Musil, que Dany Laferrière parle de Borgès comme d'un vieux copain, que Victor-Lévy Beaulieu rend un culte particulier à Melville et à Hugo, que Stanley Péan réfère à Camus comme à une exigeante conscience... Cela me plaît et m'impressionne, car ces ancrages doivent tout à des connivences de valeurs et à des convergences de regards et rien au snobisme.

La lecture a besoin de ces mouillages revigorants entre les navigations aux sinuosités infinies. Si la lecture s’abandonnait toujours au goût du jour, elle conduirait parfois à des découvertes superbes, souvent à des paysages inaptes à nourrir la mémoire et moins encore la culture. Car comment choisir avant qu’une décantation ait eu lieu, que soit venue la réédition, que les amis aient offert leurs coups de cœur et leurs moues un peu méprisantes ? On lit la prose de l’éditeur, on jette un regard au classement des librairies, on survole les critiques, et puis, selon l’humeur ou le prix ou les deux, on s’embarque. On gagne ou on perd. Combien de livres avons-nous lus que nous relirions ? Combien de relectures obtiendraient préséance sur une nouvelle aventure ? Marguerite Yourcenar, quand un livre l’avait émue, lui consacrait aussitôt une deuxième lecture. L’intrigue avait livré ses secrets, l’œil ne se précipitait plus vers l’incident suivant, l’écriture se dégustait sans précipitation. Sagesse. Sagesse plus grande encore quand les plaisirs du vagabondage préludent à ceux du pèlerinage aux sources, comme dirait del Vasto.

Des ancrages, il en existe contre toutes les tempêtes. En ce temps où la Maison blanche contourne un système politique destiné à équilibrer les pouvoirs et recrute des vassaux plus que des alliés, la prose caustique de l’immense John Kenneth Galbraith ajuste les perspectives : Chroniques d’un libéral impénitent, Voyage dans le temps économique, La République des satisfaits… À 95 ans, Galbraith peut comparer plusieurs guerres. À quiconque songe à l’énorme dette de l’Irak, Galbraith rappellera qu’en saignant l’Allemagne de 1918 à coups de « compensations de guerre », on a préparé Hitler et la guerre suivante.

Au moment où l’Europe multiplie ses locataires, n’est-ce pas le temps de relire les Mémoires de Jean Monnet et d’assister à la naissance du projet ? Au moment où divers analystes autoproclamés parlent de la pire crise jamais vécue dans les relations entre la France et les États-Unis, pourquoi ne pas se replonger dans l’une ou l’autre des bonnes biographies de de Gaulle ? On comprendrait pourquoi la France a quitté la section militaire de l’OTAN, pourquoi elle s’est dotée de l’autonomie nucléaire et pourquoi les généraux de l’OTAN se rencontrent désormais à Bruxelles plutôt qu’à Paris. Et si l’on pense que Bush a révolutionné (pour le pire) les habitudes étatsuniennes en ce qui touche aux pays vaincus ou reconquis, qu’on relise Éric Roussel : « Roosevelt n’a pas changé d’idée depuis novembre 1942… : la France libérée doit, selon lui, être soumise aux autorités alliées pour une période relativement longue, jusqu’au moment où un gouvernement régulier pourra être mis en place à la suite d’élections libres. »

D’autres mouillages contre les grains du moment ? N’importe quelle page de Henry Thoreau. Les grands romanciers américains familiers des illuminations fondamentalistes et capables de les démonter : Steinbeck, Faulkner, Dos Passos, Caldwell… Dans la même veine, l’extraordinaire Pourfendeur de nuages de Russell Banks. Bonne navigation et bon mouillage !

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