Le livre : boulet ou oxygène ?

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Dans les sociétés fondées sur la parole, les épopées et autres récits subissaient l'inflation autant que les histoires de pêche. Entre le poisson qu'on a échappé et celui qu'on décrit en dépliant un bras vers l'Est et l'autre vers l'Ouest, la différence se gonfle à mesure que l'on s'éloigne de l'excursion. Et pourquoi pas ?

Quand le troubadour racontait la Chanson de Roland, les auditeurs ne se demandaient pas si la tranchante Durandal avait effectivement fendu du haut en bas, cheval compris, quelques centaines d’infidèles en l’espace de quelques petites heures. Avec la même liberté, les légendes racontées aux enfants juifs eurent tendance à pousser jusqu’à plus de trois mètres la taille de Goliath. Et si la princesse enfermée dans sa tour par un père œdipien n’avait pas déroulé ses tresses jusqu’au pied de l’édifice, Jean n’aurait pu monter jusqu’à elle, ni la délivrer ni lui donner de nombreux enfants. La parole embellissait, gonflait, dramatisait.

Quand arriva le livre, quelque chose se figea. Les parents qui racontent des histoires aux bambins au bord du sommeil en savent quelque chose : ils ne peuvent modifier la version offerte la veille. Le livre préserve, stabilise, prolonge. Mais le livre devient une borne fixe, une référence figée, la base des doctrines et, malheureusement, celle de bien des fanatismes. Dans un texte que cite Myriam Anissimov (Romain Gary, le caméléon, Denoël, 2004, p. 626) et qu’annote Gary, Cioran déclare se méfier moins des finauds et des farceurs que des fanatiques et des idéalistes : « Point d’êtres aussi dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n’a pas coupé la tête. » Voilà de quoi interroger avec inquiétude les « religions du livre ».

Le livre serait-il l’arme dont usent le passé et la tradition pour suspendre le temps et bloquer l’avenir ? La liberté perd-elle son pétillant lorsqu’une parole inventive et audacieuse est tout à coup « encarcanée » dans un texte d’où découleront les anathèmes ? La Bible, le Coran et les diverses vulgates que l’on invoque sont-ils des boulets que traîne péniblement la conscience ou des repères lumineux qui, des siècles après la transcription, renseignent encore utilement sur la sexualité, le mariage, la vie collective, l’espérance humaine ?

Dans un monde traversé par la tentation des dogmatismes, le livre ne saurait être accaparé par le camp des orthodoxies et des durcissements intolérants. Sans les secousses provoquées par, entre autres, les textes de Darwin, la création du monde, au lieu des milliards d’années écoulées depuis le Big Bang, ne durerait toujours qu’une petite semaine d’ailleurs amputée du repos divin. À la fable biblique, le livre a opposé l’analyse que Cyrille Barrette résume à merveille dans Le Miroir du monde : Évolution par sélection naturelle et mystère de la nature humaine, MultiMondes, 2000). Sans l’humour de Salman Rushdie, certaines questions n’émergeraient pas encore et une religion respectable se réduirait à telle de ses distorsions. Sans les textes de Montesquieu, de Locke, de Jefferson et de Condorcet, à quoi ressemblerait l’organisation politique et sociale ? Sans les prophéties contrastées du Club de Rome, du Groupe de Lisbonne, de Herman Kahn (Scénario pour 200 ans) et de combien d’autres, sur quoi se fonderaient les orientations individuelles, les décisions des gouvernements, les protocoles écologiques ? Sans la diffusion par le livre de données intelligibles et crédibles sur l’effet de serre (Vivre les changements climatiques, Claude Villeneuve & François Richard, MultiMondes, 2001), nos partis politiques seraient encore plus vulnérables au mensonge et à l’irresponsabilité.

Quand on l’utilise au soutien du fanatisme, de l’exclusion religieuse ou raciale, du rejet des progrès scientifiques, le livre répand un obscurantisme massif et meurtrier. Leibnitz, je crois, le disait : « Je crains l’homme d’un seul livre. » Quand, au contraire, le livre diffuse l’information et la pensée dans toute la diversité souhaitable, il donne à la démocratie son plus sûr fondement. Quand des campagnes électorales se terminent sans parler du livre et que des radios dites culturelles le sous-estiment, l’inquiétude est de mise.

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