Le conte qu’espère l’enfant

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Peu de textes m’émeuvent autant que celui où Kafka se laisse attendrir par les larmes d’une fillette et la console de son grand chagrin. L’excellent biographe et critique littéraire Pietro Citati nous en confie la beauté (Kafka, Gallimard, 1991).

« Au cours d’une promenade dans le parc de Steglitz, il rencontra une petite fille qui sanglotait désespérément, parce qu’elle avait perdu sa poupée. » Kafka s’arrête et lui révèle que sa poupée est en voyage. Il le sait, parce que, dit-il, elle vient de lui écrire. La fillette veut des preuves : « Tu as la lettre sur toi? — Non, répond Kafka, je l’ai laissée à la maison, mais je te l’apporterai demain. » Kafka rentre chez lui et écrit la lettre. Le lendemain, au parc, la fillette l’attend. Il lui lit la lettre à haute voix. La poupée y explique avec délicatesse qu’elle avait besoin de changer d’air, malgré son attachement à la fillette, et promet de lui écrire tous les jours. « C’est ainsi, poursuit Citati, que Kafka décrivit des pays qu’il n’avait jamais vus, raconta des aventures dramatiques mais qui finissaient bien, et emmena la poupée à l’école où elle se fit de nouvelles amies… »

Au bout de quelques jours, la petite fille avait oublié la perte de sa poupée, mais elle avait toujours besoin d’entendre la lecture des lettres. Le jeu dura au moins trois semaines. Pour y mettre fin, Kafka décida de marier la poupée. « Kafka décrivit le jeune fiancé, la célébration des fiançailles, les préparatifs du mariage, la demeure du jeune couple. » Les derniers mots de la poupée s’adressaient à une enfant rassérénée : « Tu comprendras qu’à l’avenir nous devions renoncer à nous voir. » Trois semaines de tendresse pour épanouir sur les lèvres d’une enfant un sourire apaisé! Retenons deux traits : Kafka n’improvisait pas et il lisait ses lettres à haute voix.

Daniel Pennac serait d’accord, lui qui inscrit dans sa charte personnelle des Droits imprescriptibles du lecteur celui de lire à haute voix (Comme un roman, Gallimard, 1992). Pourquoi une jeune fille lit-elle à haute voix alors que ni son père (« souvent en déplacement ») ni sa mère (« beaucoup trop occupée ») ne lui ont fait ce cadeau? Pourquoi contredire l’école qui « nous interdisait la lecture à haute voix »? Réponse de la lectrice : « Pour l’émerveillement. Les mots prononcés se mettaient à exister hors de moi, ils vivaient vraiment. Et puis, il me semblait que c’était un acte d’amour. » Le meilleur reste à venir : Pennac suit Kafka de si près que sa lectrice ajoute, ô merveilleuse coïncidence : « Je couchais mes poupées dans mon lit, à ma place, et je leur faisais la lecture. Il m’arrivait de m’endormir à leur pied, sur le tapis ».

D’un colloque tenu à Québec il y a des lustres (Le livre et l’enfant), j’ai retenu ceci : lire des contes aux enfants, c’est leur faire cadeau d’une autre langue, d’une langue différente des bouts de phrase utilitaires par lesquelles les adultes encadrent l’existence des petits, d’une langue vidée des « Fais attention! », « Ne touche pas! », « Mets ta tuque! ». Lire des contes aux enfants, c’est les emmener dans le dernier refuge des phrases complètes. Simplement prononcer les mots magiques « Il était une fois… », c’est les disposer au rêve. Peut-être les enfants bercés de contes lus à haute voix verseront-ils dans le sommeil sans ces pilules dont, paraît-il, on les abrutit parfois.

Péguy écrivait : « Rien n’est plus beau, dit Dieu, que l’enfant qui s’endort en faisant sa prière ». Paraphrasons : « Rien n’est plus beau que l’enfant entrant dans le rêve grâce au conte lu par une voix aimée. »

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