Se pourrait-il qu’à force d’obséder sur les « vraies choses », sur la surface du monde qui se compose d’un quotidien débilitant qui lui fait vomir toute forme de projet d’avenir, le « vrai monde » autoproclamé soit en train de nous faire pourrir de l’intérieur?

Par nous, j’entends la société. Ma ville, la vôtre. Le Québec.

J’écris ces lignes en pleine campagne électorale municipale qui, dans la Capitale, est largement dominée par la question de la mobilité. Ou plus précisément, par la prétendue nécessité d’ajouter un lien routier entre Québec et Lévis, d’élargir les autoroutes, de sabrer dans les voies réservées au covoiturage ou aux autobus.

Au mépris de la science qui confirme que ce retour en arrière est d’une profonde débilité, puisqu’il ne fait que repousser le moment où nous atteindrons le cul-de-sac, mes concitoyens veulent continuer de conduire leur voiture pour aller au travail, de vivre de plus en plus loin en banlieue, mais ne jamais subir les conséquences de cet étalement qui se répand.

En attendant le miracle, ils s’imposent des heures quotidiennes d’un trafic désespérant, passées à se gaver d’un discours radiophonique dont la toxicité a finalement contaminé la politique.

Une parole qui pue le renoncement et le goudron. C’est le progrès qu’on recouvre d’asphalte.

Mépris des idées, de la culture, de toute activité dont le fondement n’est pas purement économique : le discours ambiant de ces radios et leurs tentacules politiques sont parfaitement décrits par Mathieu Bélisle dans son essai Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac). Un climat qui n’est pas unique à Québec ni au Québec. Mais l’auteur tente de démontrer qu’ici, ce désir de confort, de facilité et de familiarité est peut-être encore plus abouti qu’ailleurs.

« Les seuls mouvements qui unissent nos sociétés sont ceux qui visent non pas à provoquer le changement, mais à le combattre ou, à tout le moins, à repousser l’échéance de sa réalisation. Les résistants sont bien sûr à leur manière des sortes de héros, les seuls qu’il nous reste, qui affrontent des géants avec leurs maigres moyens et au nom d’un idéal qui leur donne la force de persister dans leurs convictions », écrit l’essayiste.

Imagerie empruntée à la sédition (The Rebel) ou à la flibusterie (Radio Pirate), obsession pour une musique faussement mutine (cherchez donc plus consensuel que la pétarade piteusement familiale de Metallica ou le rock classique qui inonde les ondes hertziennes) : le discours révolutionnaire est devenu celui du statu quo, du confort des habitudes. Bélisle décrit parfaitement l’idée qui prévaut, et qui veut que nous soyons arrivés quelque part, que rien ne sera jamais vraiment mieux.

Ou enfin, que nous n’avons surtout pas le courage d’essayer pour voir. D’un coup qu’on y laisserait un dollar, un acquis, une de ces certitudes dans lesquelles nous avons confit des existences qui ne riment qu’à se conformer à une poignée d’habitudes aliénantes.

Sinon, en serions-nous à gober des antidépresseurs comme nos enfants leurs bonbons au lendemain de l’Halloween?

Même s’il campe du côté des idées, de la culture, le narrateur de La chaleur des mammifères de Biz (Leméac) n’est pas beaucoup plus réjouissant que les abrutis de la radio de Québec. Ce prof de littérature, admirateur de Houellebecq, semble avoir abdiqué de tout. Même de la possibilité du bonheur. Divorcé, d’avec sa femme comme d’avec ses étudiants dont il ne cesse de constater la médiocrité, il marine dans l’aigreur d’une vie consternante.

Traversé d’un humour noir qui participe du pastiche volontaire de l’auteur des Particules élémentaires, le récit de Biz a ceci d’habile que, après nous avoir saoulés de chairs tristes et de renoncements stériles, il finit par retourner comme un gant le désespoir caractéristique des romans du romancier français goncourisé.

Au contact des grévistes du printemps étudiant, son narrateur découvre une génération allumée, créative, bien plus engagée que la sienne. L’espoir existe, semble nous dire l’auteur. La jeunesse n’est pas perdue. Et le désir d’inertie de nos sociétés n’est pas une fatalité.

La résistance s’organise dans nos romans, donc. Sur le fond, mais la forme aussi.

Les livres de David Turgeon, par exemple, sont d’élégantes déclarations de guerre à l’ordre. Brandissant un splendide majeur à notre monde « ordinaire » où l’érudition est suspecte, l’auteur emploie une langue riche à craquer, truffée de raretés et d’archaïsmes qui nous transportent dans une sorte de monde parallèle qu’il décrit comme on raconte un rêve. Des villes qui ressemblent aux nôtres, mais pas vraiment non plus. On y parle en s’amusant avec la langue, comme avec un matériau qui enrichit la vie et sert à autre chose qu’à communiquer, mais aussi à donner du sens aux choses.

J’avais adoré son précédent roman, Le continent de plastique. Simone au travail va encore plus loin dans une veine analogue, nous plongeant avec délectation dans un imaginaire foisonnant, traversé de mille digressions qui sont autant d’actes de résistance en cela qu’elles concernent des sujets de réflexion en marge de cette vie banale que décrit Mathieu Bélisle.

Féministe, érotique, politique, artistique, social, intrigant, jouissivement déroutant : Simone au travail est une balade en forêt, menée par un guide un peu fou, qui a choisi de nous perdre en chemin pour nous laisser apprécier le vertige de l’égarement.

Se perdre. Voilà de quoi ce monde a besoin. Du moins, avant de laisser ses désirs programmés le mener à sa perte.

Nous nous accrochons à la vie ordinaire parce que nous sommes incapables d’imaginer le monde autrement que dans l’éternel recommencement de ce qui pourtant nous rend malheureux. Dépressifs, anxieux, outremangeurs sans plus rien goûter; notre sommeil est hanté par le cauchemar de tout perdre.

À moins qu’il s’agisse d’un fantasme?

C’est dans ce lieu que commence la révolution : le territoire de nos rêves dont les romanciers et les essayistes sont les explorateurs. Ils nous confrontent à nos contradictions, nous forcent à l’empoignade intime entre envies et conscience. Ils nous disent la même chose que ce slogan du printemps 2012 : le combat est avenir.

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