La Mémoire clandestine

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En 1938, Agnès Florimond conservait encore son insouciance. Ses trente ans ne l'empêchaient pas de se réveiller en retard et de sillonner à fine épouvante les traboules de Chambéry, une tartine entre les dents. Quand elle débouchait sur la Place Métropole, les lunettes et le béret de travers, les fidèles de l'office du matin avaient bien du mal à reconnaître en cette rescapée de l'asile la paisible propriétaire de la Librairie Savoisienne.

Il ne lui restait plus un soupçon d’élégance quand, parvenant au fond de sa boutique, elle s’affalait sur la chaise qui voisinait le poêle, pour se brûler les doigts sur la tasse de café que lui tendait Gabrielle Caron, en lui dénouant son écharpe et son affection :

— Comment faites-vous pour arriver si tôt ?!, soufflait Agnès, incrédule.

Sa collègue effleurait alors de ses yeux émus le bréviaire dont elle s’ingéniait chaque jour à étirer la lecture :

— L’avenir appartient à ceux qui se lèvent pour lire Proust…

Entre les deux consœurs, les rôles étaient clairement définis. Au comptoir, la verve d’Agnès fusait en flammèches bleues, tandis que Gabrielle, fondue à la tendresse des rayons, recensait dans ses registres le moindre titre du magasin, avec un soin presque maniaque :

— Agnès : que vient faire Gide entre Stevenson et Svevo ? Comment voulez-vous que je m’y retrouve, si vous ne respectez pas votre propre classement !

Et la patronne s’exaspérait d’être ainsi prise en faute :

— Je n’ai pas besoin de vos fichiers pour connaître mon inventaire !

Chambéry n’avait pu que s’attacher aux deux libraires qui animaient sa vie culturelle. Certes, la Place Métropole irradiait de l’incandescence d’Agnès, qui faisait crépiter l’effervescence littéraire bien au-delà de ses vitrines, multipliant les causeries et lectures publiques dans les cafés des alentours. Mais le ferment de toute étincelle, c’était bien Gabrielle, qui, par son intelligence sensible, donnait une âme à la moindre initiative. L’action de l’une dépendait de l’éthique de l’autre, et la librairie tissait sa noblesse sur le droit fil de ces deux intégrités.

Cependant, elles se trouvaient au seuil d’une époque en tout point antithétique à ce qui les définissait, qui ne leur pardonnerait pas de rester fidèles à elles-mêmes.

En mai 1940, la guerre imposa au nord du pays ses claquements de bottes et son odeur de mort, condamnant la « zone libre », dont Chambéry faisait partie, au rôle de spectateur impuissant. Cette dictature, comme toutes les autres, ne semblait pas supporter la honte des infamies qu’elle déchaînait : asseoir sa propre vérité sur le silence d’autrui fut donc son premier souci. Agnès apprit vite à contourner les kiosques à journaux, porte-voix de la propagande officielle, cette pensée unique et fielleuse qui ne semblait pas voir l’abîme vers lequel elle se précipitait : car un homme n’était bien semblable à un autre qu’à l’état de squelette.

Un matin d’octobre, elle trouva Gabrielle prostrée sur sa chaise, chiffonnant la « Liste Otto », par laquelle la Propaganda Abteilung exigeait qu’elle expurge de ses rayons tout ouvrage juif, polonais ou anglais. Elle se versa une bonne tasse de chicorée, la sirota tranquillement, comme le temps le voulait. Puis, toute la journée, elle entassa les ouvrages proscrits dans des cartons, pour un très long voyage, dont la destination, gardée si secrète, ne pouvait être que la destruction.

Mais, deux jours plus tard, elle aborda Monsieur l’instituteur en rougissant :

— Pour ce que vous m’avez demandé, l’autre jour… C’est d’accord.

— Parfait : procurez-vous un exemplaire de La Dame aux camélias. Collection Nelson.

Dès lors, Agnès arriva à la librairie bien avant Gabrielle : son code en main, elle se pressait de traduire les lettres qui l’attendaient, dans la cour du magasin, au fond de la huche à bois. Certes, elle éprouvait des remords pour son secret, sachant trop combien sa collègue était digne de confiance. Mais quand elle la voyait placer en vitrine Les Tragiques de d’Aubigné, comme en humble mémoire d’une protestation ancestrale, Agnès se félicitait de préserver l’idéalisme de sa frêle amie. Si jamais cela devait tourner mal, elle serait épargnée.

Car la peur s’imposait à la mesure de l’espoir : en 1942, tandis que Vercors publiait Le Silence de la mer chez Minuit, sa maison d’éditions clandestine, et que Camus, dans Combat, hurlait à la France libre, les forces d’Occupation investissaient le sud du pays. Les arrestations, de plus en plus fréquentes, s’enchaînaient au rythme des victoires. La Librairie Savoisienne portait plus que jamais son nom, abritant, dans le désordre de son arrière-boutique, des colis de plus en plus nombreux, qu’Agnès se hâtait de livrer elle-même, dans l’angoisse d’éventuelles perquisitions. Car depuis cette nuit de décembre, où des miliciens avaient saccagé ses devantures, comme celles des autres commerces soupçonnés d’allégeances gaullistes, elle ne dormait plus.

Son imagination appréhendait les revers les plus spectaculaires, n’ayant pas encore appris que l’horreur raffolait de la banalité. Un matin de mai 1943, Agnès se penchait au-dessus d’un ingrat porte-poussière lorsqu’elle entendit les bruits tant redoutés : un crissement de pneus, puis des claquements de portières.

— C’est moi, répondit Gabrielle.

La jeune libraire se levait doucement, la terreur faisant à peine osciller la pureté de ses iris transparents. Sidérée, Agnès la regardait s’avancer vers les hommes en cuir, avec, au sourire, la même bienveillance que s’il s’agissait des clients, qu’elle accueillait, juste après avoir… Agnès ferma les yeux. Juste après avoir mis d’Aubigné en vitrine.

Tout se déroula très vite, et dans le silence le plus hypnotique : on savait très bien où l’on allait, ce qui s’y passerait, et pourquoi. Mais Agnès fut tout de même lacérée par la dernière phrase que prononça Gabrielle, le regard embué de simple bonté, avant de céder à la grosse main qui se plaquait sur sa nuque pour l’enfoncer dans l’ombre de la convertible :

— Les livres, ce ne sont pas que des mots…

Cinquante ans plus tard, c’était là où Agnès se taisait. Elle refusait de s’épancher sur le parcours de son amie, qu’elle devinait trop bien pour l’avoir elle-même suivi, peu de temps après ; elle préférait taire tout ce au fond de quoi elle s’était rendue, et où le verbe ne parviendrait jamais.

Elle se caressait simplement la joue, comme si elle en ressentait encore la lancinante ecchymose. Celle qu’on avait tenue plaquée contre l’acier de la Citroën pour l’obliger à regarder la fureur s’attaquer à la sérénité insoumise, qui, bien plus que d’avoir été solidaire de la libraire, avait exigé sa résistance. Non, les livres, décidément, ce n’étaient pas que des mots : en témoignait la bêtise inutile qui poussait les bâtons à fracasser les vitrines, renverser le chevalet d’affiches et les casiers de revues. Impassibles, les livres n’opposaient d’autre défi à la barbarie que leur existence, ce qui semblait à ce point exacerber la violence que les mains n’avaient plus de cesse de renverser les sages étagères, et les pieds martyriser ces voix inertes, s’attaquer à la civilisation jusqu’à disloquer le fichier de Gabrielle en l’envoyant dans un coin. On apporta les bidons d’essence, puis les allumettes.

La flambée fut instantanée, grandiose, comme pour rendre un dernier hommage à l’ardeur qui avait crépité, là, Place Métropole, pendant tant d’années. Sur les prunelles arides d’Agnès se reflétait la jubilation du brasier, comme si ce qui se produisait s’allégeait de sa gravité par son caractère prévisible. Mais quand les flammes eurent dévoré le génie jusqu’au plafond, elle fut reconnaissante au milicien de l’assommer.

Tels étaient les confidences que suscitaient parfois d’anodines questions étymologiques. Droite et frémissante, avec une satisfaction mêlée d’éblouissement, la vieille propriétaire de notre Librairie Savoisienne pointait aujourd’hui son index vers les rayons de merisier, tous ces titres, officiels et bannis, qu’elle avait fini par suivre dans leur exil, après les avoir abrités si longtemps en sa mémoire…

La citadelle la plus opiniâtre de toutes les résistances.

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