La chronique que La Presse a refusé de publier !

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Un cas flagrant de censure : est-ce possible dans les médias québécois ? Manifestement ça l'est, puisque la direction du quotidien La Presse refusait récemment de publier une des chroniques littéraires de Stanley Péan. Pourquoi ? Tout simplement parce que la critique de notre rédacteur en chef, jugée trop sévère envers le dernier roman de Denise Bombardier, risquait, pour quelques raisons nébuleuses, d'écorcher certains egos sensibles. C'est pourquoi le libraire, de toute évidence moins frileux, offre donc au principal concerné l'occasion de s'expliquer en toute liberté.

Au cours des années où j’ai tenu une chronique à La Presse, on m’a toujours laissé une liberté quasi totale sur le choix de mes sujets comme sur mes opinions, ces dernières ne reflétant pas forcément celles de la rédaction. À mon embauche en août 1999, on m’avait assuré que j’aurais carte blanche. Pour des raisons pour le moins nébuleuses, mes anciens patrons ont néanmoins refusé de publier ma chronique du dimanche 16 juin 2002, où je critiquais sévèrement Ouf !, de Denise Bombardier.

D’abord, on m’a reproché le passage où je signalais que le fait d’occuper la « une » du catalogue des librairies Renaud-Bray témoignait moins de la qualité d’une œuvre littéraire que des moyens financiers de l’éditeur qui achète cet espace promotionnel à gros prix. De bonne grâce, j’ai remanié le texte pour éviter que le lecteur se méprenne et y entende que l’étiquette « coup de cœur » apposée sur certaines parutions dans le réseau de la méga-chaîne était monnayable. Malgré cela, malgré l’approbation provisoire par la chef de pupitre de la nouvelle version, on m’a fait savoir que la chronique ne paraîtrait pas, que je pouvais prendre une semaine de repos pour revenir en forme le dimanche suivant…

Bien sûr, mes anciens patrons auront beau jeu d’évoquer que j’ai souvent égratigné Mme B. et que je ne compte manifestement pas parmi ses fervents admirateurs. Cependant, il serait faux de laisser entendre que mes goûts virils m’empêchent d’apprécier à sa juste valeur l’œuvre de Mme B. (moi qui n’ai cessé d’encenser les romancières d’ici qui le méritaient à mes yeux), que je n’ai pas fait mon travail de critique honnêtement, que je me serais livré à un règlement de compte. Qu’on se le dise : je n’ai jamais eu de rapports avec Denise Bombardier, ne l’ai croisée en personne qu’à une ou deux reprises, n’ai aucun différend avec elle. Oui, j’ai raillé les prises de position de la dame qui m’irritaient. Et oui, à l’instar de plusieurs commentateurs de part et d’autre de l’Atlantique, je ne la prends aucunement au sérieux en tant que romancière. Mais tel est mon droit inaliénable de critique, qui n’interdit ement à d’autres d’être en désaccord avec moi.

Mais voilà que j’apprends qu’il y a dans notre milieu littéraire et médiatique des « vaches sacrées » auxquelles il vaut mieux ne pas s’attaquer. À moins, bien sûr, que toute cette histoire ne soit qu’un prétexte, que mes anciens patrons, las de mes fréquents retards, aient choisi cette voie pour m’inciter à démissionner. Je préférerais quasiment ça. Cette hypothèse me semblerait presque moins déprimante.

Quoiqu’il en soit, le libraire vous offre ici le texte censuré. Et je vous invite, si le cœur vous en dit, à lire Ouf ! pour en faire une appréciation personnelle. Après tout, on vit en démocratie, paraît-il.
Quant à moi, ma démission remise, je le prendrai, ce petit repos. Histoire de méditer sur la liberté d’expression.

* * *

Bof… !

Avec son ego aussi fragile que démesuré, Mme B. aime se plaindre des critiques désobligeantes que ses bouquins ont souvent suscitées au Québec et ne s’est pas gênée pour le faire dans les pages du cahier « Lectures » de La Presse (9 juin 2002). Habile parade contre les fustigations que pourrait lui attirer son nouveau livre ! En plus de préserver l’honneur, la précaution permet d’attirer la sympathie du public en désavouant par anticipation ces malveillants que l’on sait motivés par la jalousie.

En habituée des plateaux de Bernard Pivot, Mme B. aime aussi laisser entendre que son œuvre, décriée chez nous, est unanimement acclamée par le Tout-Paris littéraire. Sans doute sa mémoire a-t-elle évacué le papier de Pierre Marcelle dans Libération, sur son roman Aimez-moi les uns les autres (Seuil, 1999) : « Comme en témoigne cette appréciation, au dos de son dernier opus, Denise Bombardier n’a pas sa langue dans sa poche. Certes. La précision est utile, car, si elle a une langue, dans ou hors ses manches, Denise Bombardier n’a guère de plume. Ce qui, même en considérant le métier qu’elle exerce, est tout de même un petit peu dommageable, car ceci ne remplace pas cela. » (Libération, 18 mars 1999)

Voilà pour la belle unanimité de ces Français qui pourtant n’ignorent plus qui est le nombril du monde… Revenons au roman qui porte le label « coup de cœur » de Renaud-Bray. Ouf ! vaut à la dame le privilège de se pavaner à la une du catalogue estival et sur ces posters qui tapissent les succursales du Jean Coutu de la littérature. Signalons à propos que ces espaces-promo sont monnayables et témoignent donc moins des qualités d’une œuvre que des moyens financiers de l’éditeur. Le roman relate les hauts et les bas de la vie de Jeanne, publicitaire cinquantenaire, « battante » et modérément féministe, qui élève seule ses jumeaux depuis que son irresponsable d’époux l’a abandonnée pour une plus jeune, qui sable néanmoins le Veuve Cliquot en compagnie de sa belle-mère, qui dîne dans des restos chics avec ses amies aussi snobinardes qu’elle et qui attend la venue d’un improbable Prince Charmant. Comme toujours dans les bluettes du genre, le Prince viendra, en la personne de Rachid, bel ophtalmologue pour qui se pâmera Jeanne, telle une midinette enfin prête à se laisser aimer et à s’aimer — un art que Mme B. aurait aisément pu lui inculquer…

Vous savez quoi ? Ce roman n’est pas aussi désastreux que je l’imaginais. Il l’est certes moins que le lamento narcissique au titre emblématique qui l’a précédé. Portrait superficiel d’une faune bourgeoise qui l’est tout autant, Ouf ! n’est cependant pas LE roman des femmes d’aujourd’hui, « drôle, brillant, tonique » que nous annonce le prière d’insérer. Il aurait fallu que l’écriture ait davantage de relief, de nerf, de tripes. Or, Mme B. prend vraisemblablement ses maladresses d’écriture, ses impropriétés lexicales pour de véritables marques de style : par exemple, l’emploi douteux du verbe « prénommer » dans le sens de « prononcer le prénom de » ; ou l’usage à deux reprises du verbe « soutirer » dans une forme pronominale inusitée et un contexte incongru (« je me suis soutirée du lit… »). J’en passe. Ces écarts détonnent toutefois moins que ce passage où Jeanne attribue à Montcalm le mot célèbre de Frontenac à l’envahisseur Phips (« Je vous répondrai par la bouche de mes canons »). Sous la plume de la moraliste toujours prompte à donner des leçons d’Histoire aux jeunes incultes dont je suis, voilà qui amuse presque autant que cet autre passage où l’héroïne se moque gentiment des films hollywoodiens « sentimentalo-cuculs » que consomment les célibataires esseulées : en études littéraires, on appelle ça une mise en abyme!

Sincèrement, je regrette de ne pouvoir louanger ici cette médiocre « harlequinade », d’autant plus qu’un confrère m’avait promis une caisse de Veuve Cliquot si par miracle le livre se révélait le chef-d’œuvre impérissable que l’on attend tous de Mme B. Bof! Tant pis…

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