J’ai toujours aimé ceux qui osent poser des questions. C’est peut-être pourquoi j’affectionne tant les livres. Les écrivains interrogent constamment le monde. Ils remettent en question ce sur quoi nous ne nous interrogions même pas. Rien n’est plus sain que ce regard oblique sur la société.

Une longue série de questions : c’est la première réaction que j’ai eue en prenant connaissance de la façon dont les sommes du Plan d’action sur le livre avaient été réparties en 2016-2017. Expliquons d’abord le contexte. En 2015, au moment même où la chaîne Renaud-Bray gobait le groupe Archambault, le gouvernement libéral lançait un Plan d’action sur le livre qui comportait une douzaine de mesures pour favoriser l’accès au livre, mettre en valeur l’édition québécoise et optimiser la performance des librairies. Les investissements gouvernementaux avaient alors été salués par tous. J’écrivais d’ailleurs en ces pages que je saluais le courage de la ministre de l’époque, Hélène David, qui, me semblait-il, avait été à l’écoute des gens du milieu.                                                                                                             

Nous avions collectivement l’impression que le gouvernement avait compris l’importance de la librairie comme lieu culturel et la nécessité d’en assurer la vitalité sur tout le territoire. Il faut dire que cette annonce suivait le refus des libéraux d’aller de l’avant avec la réglementation du prix du livre, un projet porté de façon presque unanime par les gens du milieu. Presque, puisque parmi les rares opposants figurait la chaîne Renaud-Bray…

Le sentiment positif a été freiné sec à la lecture du rapport annuel 2016-2017 de la SODEC, société gouvernementale chargée de soutenir financièrement les industries culturelles québécoises. Alors que ce type de document se perd habituellement dans les archives des sites Web des différents organismes ou ministères, la lecture de celui-ci a permis de prendre connaissance d’une scandaleuse décision des autorités politiques. La SODEC, responsable de l’allocation des sommes du Plan d’action du livre, a concédé l’ensemble des nouveaux investissements en jeu à un seul acteur du milieu : la chaîne Renaud-Bray/Archambault. Ce seul joueur a récolté 1,1 million de dollars, autant que l’ensemble du réseau des librairies indépendantes et des coopératives en milieu scolaire. Les sommes ont notamment permis au géant du détail d’avoir accès à des soutiens financiers importants pour la promotion, l’informatisation… et les projets collectifs. Vous avez bien lu : des projets collectifs! Qu’ont de collectif les initiatives de Renaud-Bray, alors que ce groupe de 46 succursales n’appartient qu’à un seul et même propriétaire? Quel bien commun ce joueur permet-il d’atteindre?

Pendant la même période, les librairies indépendantes ont perdu près de 300 000 $ pour la promotion, et les coopératives en milieu scolaire ont perdu 140 000 $ en informatisation.

Voilà qu’on en vient aux questions, nombreuses et toujours sans réponse.

Traditionnellement, l’État offrait moins de 10 000 $ au groupe Renaud-Bray/Archambault. Pourquoi et sous quelle pression l’État a-t-il changé son fusil d’épaule? Et pourquoi d’une façon aussi marquée? Quelles ficelles a tirées Renaud-Bray pour lui permettre de voir pleuvoir de tels montants sur son entreprise? La SODEC a annoncé qu’elle réviserait ses programmes et ses processus d’allocation, mais saura-t-elle s’imposer devant les puissants lobbys de ce grand joueur? Une entreprise à maturité de l’ampleur de Renaud-Bray a-t-elle besoin du soutien de l’État? Est-il acceptable qu’une entreprise utilise les sommes allouées pour créer un catalogue composé de plus de 90 % de jouets ou pour promouvoir frénétiquement dans le métro deux livres étrangers (Dan Brown ou Astérix) qui se vendent aisément par eux-mêmes? Est-ce toujours ceux qui possèdent le plus grand pouvoir économique qui réussissent à se faire entendre du sommet de la pyramide politique? Que pense l’État de la concentration grandissante dans le milieu du livre québécois? Le gouvernement est-il conscient de l’impact dévastateur de cette situation pour la bibliodiversité? Comprend-il que son soutien à ce joueur est une façon directe de contribuer à l’accélération de ce processus de concentration? Les appuis versés expliquent-ils en partie la capacité financière de Renaud-Bray d’acquérir Prologue, troisième plus important distributeur au Québec?

Les questions sont nombreuses. Les réponses ne viennent pas. Et nous serons là pour continuer à nous insurger, alors qu’un milieu en entier se tait par peur de représailles de ce géant qui ne résiste plus à l’idée d’étendre ses tentacules dans chaque recoin du milieu du livre.

À tous, je souhaite une excellente période des fêtes. Que votre passage en librairie indépendante illumine ce temps festif. Et pour ceux qui manquent de temps, n’hésitez pas à nous visiter sur notre plateforme collective leslibraires.ca.

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