L’inconnu du connu

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Jean Gabin avait raison. À 18 ou 20 ans, on dit «je sais, je sais, je sais». Quarante ans plus tard, la mémoire se fait sélective et pudique: «Le jour où quelqu'un vous aime, il fait très beau».

Des certitudes aussi périssables que ces vantardises, nous en possédons plusieurs à propos de la littérature. Pourtant, quand on examine ce qu’on croyait connaître, on apprend qu’il s’y logeait beaucoup d’inconnu. Ainsi, je traitais Tchékhov comme un intime parce que j’avais vu ou lu La mouette et Oncle Vania, mais j’ignorais tout de ses admirables nouvelles: maintenant, dirait Gabin, je sais que ces nouvelles occupent deux volumes et demi de La Pléiade et méritent lecture et relecture.

Hubert Nyssen, je l’admirais d’abord comme éditeur. Créer Actes Sud et y accueillir une Babel de langues et de cultures, je continue à voir là un exploit. Le format séduit, le choix des auteurs est fiable et audacieux (Berberova, Auster…). Pourtant, ce bilan est étriqué: Nyssen est aussi une conscience penchée sur notre époque et capable de la critiquer en mots vigoureux et lucides. À preuve: «Les électeurs me paraissent aujourd’hui pareils à ces élèves qui, livrés à eux-mêmes par des parents à la dérive, s’installent dans les friches de l’ignorance et, demandant à quoi sert l’école, proclament qu’elle ne sert à rien.» (À l’ombre de mes propos – Journal de l’année 2009, p. 30) Une autre de mes certitudes a aussi sombré: Les mille et une nuits, ce n’est pas seulement Aladin et Ali Baba. C’est aussi, et Borges le dit et le redit, l’expression d’une immense culture et de valeurs différentes. Nous qui croyions, pour avoir mémorisé «La Cigale et la Fourmi», que La Fontaine détenait le monopole des fables zoologiques, sachons que l’Orient a aussi ses fables animalières. Pendant les nuits 146 à 152 (dans le premier volume de La Pléiade), la belle Shéhérazade sauve sa tête chaque soir en racontant La Paonne, l’Oie sauvage et le Lionceau, L’Âne, Le Cheval, L’Oiseau des eaux, les Rapaces et la Tortue…

Un doute à la Gabin nous apprend aussi que les monstres n’étaient peut-être pas monstrueux dès le berceau. Michel Folco raconte, par exemple, qu’Hitler fit une crise quand l’antisémitisme chassa Gustav Mahler de son poste de chef d’orchestre où il dirigeait Wagner: «Désenjuivement! hurle le jeune Adolf. Tu as entendu comme moi! Qu’est-ce que ça vient faire dans la mise en scène? Je sais parfaitement que Mahler est juif, et alors? Ça ne l’a pas empêché de mettre en valeur l’œuvre de Richard comme personne avant! Ce que ce Weingartner a fait à L’Or du Rhin relève du sacrilège!» (La jeunesse mélancolique et très désabusée d’Adolf Hitler).

De son côté, Jean-François Nahmias ose, à propos du sinistre Néron, non pas une réhabilitation, mais un
questionnement: Néron aurait-il été trompé par des gens pires que lui (L’incendie de Rome)? À propos du même Néron, qui voulait chanter et non gouverner, le mélomane qu’est Laurent Duval dégonfle un mythe: «Si on en croit la légende, l’empereur Néron aurait joué du violon pendant que Rome flambait selon son bon caprice. Incroyable anachronisme que celui-là, et combien farfelu, puisque le violon n’existait pas encore et que c’était l’orgue, en raison de sa puissance sonore, qui dominait la clameur des foules. C’était l’instrument des grands rassemblements et celui du cirque.» (L’orgue, ce méconnu. Texte édité à compte d’auteur en 2001 et limité à quelques rares copies et auquel je souhaite un éditeur).

«Je sais, je sais», répétait le jeune Gabin, avant de devenir prudent…

Bibliographie :
La jeunesse mélancolique et très désabusée, d’Adolf Hitler, Michel Folco, Stock, 350 p. | 29,95$
L’incendie de Rome, Jean-François Nahmias, Albin Michel, 244 p. | 24,95$

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