L’homme aux douze doigts

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Le manuel de l'historien Ernest Lavisse, qui sévira dans les écoles françaises de la Troisième République jusqu'aux années 60, coulait dans un même creuset l'origine des petits Corses, Parisiens et Sénégalais : «Autrefois notre pays s'appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois».

Astérix naît en satire de cette enfilade de batailles dirigées par des figures fortes, destinée à l’édification de la jeunesse. René Goscinny et Albert Uderzo, cherchant une nouvelle idée de série pour le journal Pilote, bricolent ce mythe national, compréhensible autant pour les écoliers que les adultes, aussi drôle pour les uns que pour les autres.

On ne trouvera pas dans Le ciel lui tombe sur la tête la charge parodique des débuts de la série. C’est tout de même un bon album. Pas le meilleur, mais bien supérieur aux trois derniers. Des extraterrestres, des robots, des clones de Superman? Pourquoi pas. Contrairement à cette visite en Atlantide de La galère d’Obélix, franchement tirée d’un chapeau à la fin d’une planche, la cohérence de la série n’est ement affectée par la visite des Tadsylwiens et des Nagmas. Avant de regagner sa «galaxie de cinquante étoiles», le personnage de Toune efface de la mémoire des Gaulois «cette aventure grotesque». Ça s’appelle un petit clin d’œil, et c’est typique à la série.

Les scénarios de Goscinny multipliaient anachronismes et calembours, suspendus à une toile historique à peu près crédible qui leur servait de prétexte. L’esprit d’Uderzo, moins littéraire, est compensé par un imaginaire plus aérien. Ça nous a donné des albums rafraîchissants, parmi les meilleurs: L’odyssée d’Astérix et Astérix chez Rahâzade, diablement bien documentés, détournaient du reste les faits historiques avec une virtuosité égale à celle de Goscinny. Le ciel lui tombe sur la tête est plus sage. Il n’en contient pas moins des gags fort efficaces. Quand Toune a expliqué à Abraracourcix d’où il vient, celui-ci résume ainsi ce qu’il a compris: «Alors, comme ça, vous êtes dans la lune, vous autres! Ça doit vous changer d’avoir les pieds sur terre, non?»

Astérix, opposé à des personnages de Mangas et de Comics books? Ça marche. La scène où les deux Gaulois affrontent les Goelderas, robots volants des Nagmas, évoque une manoeuvre périlleuse de Tanguy et Laverdure, ces deux pilotes de Mirage III qu’Uderzo, la marmite en ébullition (on ne peut pas toujours tomber dedans) et la main surchargée, a dû abandonner à Jijé en 1966, laissant en rade le scénariste Jean-Michel Charlier. Il ne s’agit pas de racolage: la série, gonflée par la force de diffusion de la maison Hachette, connaît des ventes record. Artistiquement autant que financièrement, Uderzo est libre. Il a tout simplement trouvé un moyen terme entre ses amours de jeunesse et les goûts du jour, et il y parvient sans trahir l’esprit de ses personnages. Trouvez mieux. Lucky Luke était déjà piteusement désarçonné du vivant de Morris. Blueberry? D’ac, mais considérez d’abord sa Jeunesse, à lui.

Vous trouverez dans Uderzo, des éditions Du Chêne, ou dans Uderzo. De Flamberge à Astérix (Albert René), des planches des premières séries du coauteur d’Astérix: Clopinard, Flamberge, Arys Buck, Belloy. Elles sont signées «Al Uderzo», et assument sans équivoque l’héritage de Disney et des séries héroïques américaines de l’époque. Les États-Unis, pour les dessinateurs français de l’Après-guerre, sont l’Eldorado. Là, croient-ils, ils pourront vivre de leur métier. Ils se trompent. Pour un Morris qui y parvient, nombreux seront-ils à vivoter de petits boulots. André Franquin et René Goscinny, qui ont fait le voyage, pourront en témoigner: «J’étais parti aux États-Unis avec la volonté de travailler chez Walt Disney, mais Walt Disney l’ignorait» (Duchêne: 63), résumera ce dernier.

La «filiation manifeste» à Disney explique pour Franquin cet automatisme critique qui ramène toujours tout à Goscinny: «On n’a vu que ça et on est passé à côté de toutes ses qualités. Le dessin d’Uderzo possède une efficacité que j’ai rarement vue en bande dessinée, une expressivité inégalable; des tas de gestes, d’attitudes, d’expressions que d’autres seraient incapables de dessiner, lui les réussit merveilleusement» (Numa Sadoul, Entretiens avec Franquins, dans Sadoul: 10).

Il paraît qu’Albert Uderzo, 78 ans, daltonien et douze doigts à la naissance, a la patte moins sûre qu’avant. Le résultat n’en laisse rien voir. Enfin, ce qui n’a assurément pas changé, c’est son sens de l’aventure, de l’émerveillement et de l’autodérision. Certains gagneraient à s’en inspirer.

Bibliographie :
Le ciel lui tombe sur la tête, Albert Uderzo, Albert René, 48p., 14,95$

Uderzo. De Flamberge à Astérix, Collectif, Albert René, 262p., 47,95$
Astérix et cie. Entretiens avec Uderzo, Numa Sadoul, Hachette, 239p., 34,95$
Uderzo, Alain Duchêne, Éditions du Chêne, 237p., 99,95$

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