Chaque saison a ses excès. L’été, ce sont les soirées qui s’étirent tard la nuit autour d’un feu de camp, la multiplication des bouteilles ouvertes durant l’apéro, le soleil qui grille chaque parcelle de peau offerte ou les kilomètres accumulés — parfois avec douleur — sur une selle de vélo. L’été permet aussi de faire du rattrapage lecture. Les bouquins se sont enchaînés les uns après les autres et j’ai enfin englouti de nombreux articles accumulés dans les derniers mois. Du lot, plusieurs s’attardaient au destin du champion des excès, Amazon.

Amazon a poursuivi cet été sa stratégie d’expansion de plus en plus invasive, développant ses boutiques physiques. Après Seattle — le premier magasin y a été créé en 2015 —, Portland ou Chicago, le géant a installé sa huitième boutique à New York dans le secteur Colombus. Cinq autres ouvertures sont prévues à court terme, notamment à San Jose, à Los Angeles et à New York (Manhattan). Ça ne s’arrêtera pas là.

Amazon a fait plier les chaînes — Borders n’est plus, Barnes & Nobles peine à se restructurer et additionne les fermetures — et les librairies indépendantes. Alors que ces dernières connaissent une reluisante renaissance au sud de la frontière, le géant cherche à remplir le territoire qu’il a écrémé avec joie.

Au coeur de la stratégie « physique » d’Amazon, l’algorithme demeure roi et maître. Les statistiques conditionnent les titres mis de l’avant. Les livres les plus aimés par les utilisateurs de la plateforme se dressent à l’accueil des boutiques. Il s’agit d’une stratégie de grande surface — que le meilleur prémâché, que le succès assuré. Ceci dit, il y a d’excellents livres dans ces magasins. Mais ne cherchez pas les livres plus marginaux, oubliez la découverte. Le succès des nouveaux venus est quasi impossible, la prise de risque des éditeurs n’est pas la bienvenue, les classiques sont souvent relégués aux oubliettes.

Cela démontre la nécessité de commerces indépendants, qui continueront d’être des vitrines de choix pour la découverte, d’encourager la rencontre directe entre chaque lecteur et un vaste choix de livres. Le bonheur de l’inattendu, ça vaut encore quelque chose.

D’ailleurs, le verdict est sans appel : Amazon n’est pas là pour défendre la culture. Amazon n’existe que pour remplir ses coffres. Et la caisse est bien remplie. La fortune de Jeff Bezos, évaluée à 90,5 milliards de dollars américains selon le magazine Forbes, dépasse le PIB de plus de 108 pays. Les manchettes estivales annonçaient que Bezos avait détrôné Bill Gates au sommet de la liste des hommes les plus riches de la planète. Qu’on se le dise : chaque sou dépensé sur cette plateforme se dirige dans les poches de ce dirigeant. Imaginez tout ce que ces sommes auraient pu créer dans vos communautés si elles avaient été investies localement.

Les consommateurs doivent être conscients des conséquences de leurs achats. Plusieurs le sont, mais pilent sur leurs principes. Récemment, La Presse a publié une série d’entrevues avec des personnalités publiques, les questionnant sur leurs habitudes de lecture. L’un d’eux, Philippe Lamarre, qui préside les destinées d’Urbania, signale fréquenter Amazon : « J’achète en un clic même si ça me fait ch… d’encourager Amazon. » Le discours de l’homme d’affaires bien connu Alexandre Taillefer est similaire : « Paradoxalement, je commande beaucoup sur Amazon. Je dis paradoxalement, car je parle toujours contre eux, mais ça demeure le site le plus pratique et le plus facile à utiliser. »

Ce genre de discours me laisse pantois. De un, j’ai de la difficulté à comprendre comment on peut acheter dans un commerce tout en se pinçant le nez. Respectez vos principes. De deux, pourquoi vénère-t-on un style de consommation faussement « meilleur »? Je suis tout à fait d’accord pour viser des outils Web efficaces — je crois qu’on démontre bien cette volonté avec la plateforme leslibraires.ca —, mais pourquoi s’irriter devant l’obligation de faire un deuxième clic? Ce n’est pas la fin du monde, il me semble, de prendre 30 secondes de plus pour conclure une transaction. C’est se laisser berner par la force du marketing d’Amazon.

Car, oui, Amazon se cache dans ses postures d’innovation et d’efficacité logistique pour duper les consommateurs. Accroître sa position dominante guide le destin de l’entrepreneur. Une fois sa place bien assise, et elle l’est de plus en plus, nous verrons bien les effets dévastateurs pour les consommateurs, les créateurs et les acteurs du livre. Suffit de regarder les efforts d’Amazon pour affaiblir Hachette dans le cadre d’âpres négociations : le géant du Web a alors retiré les boutons de précommande sur les titres de l’éditeur, a augmenté les prix affichés, a indiqué des délais de livraison plus longs et a modifié les algorithmes pour défavoriser les titres dans ses recommandations. Ça blesse Hachette, certes, mais aussi les consommateurs.

Et c’est sans compter les controverses qui jonchent le parcours de l’entreprise. Les conditions de travail, infernales, ont souvent été critiquées. Amazon, c’est aussi des pratiques marketing douteuses, d’ailleurs pointées du doigt ici même au Canada par le Bureau de la concurrence en janvier dernier. Amazon, c’est des stratégies d’évitement fiscal indécentes marquées par des entourloupettes monstrueuses pour éviter de payer sa juste part.

Fidèles de cette plateforme, je vous en conjure : faites un choix humain, achetez sereinement. Parce que les excès d’un tel acteur peuvent être limités par nos actions. Agissons.

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