En Allemagne, près de 9 millions d’individus qui ont acheté des livres en 2015 ne l’ont pas fait en 2016. Parmi eux, près de la moitié avaient acheté au plus deux livres l’année précédente tandis que 800 000 en avaient acquis plus de cinq.

Ces données, partagées par Jessica Sänger, avocate et directrice des affaires européennes et internationales de l’association des libraires et des éditeurs allemands, lors de la Rencontre interprofessionnelle du livre de l’ALQ du 27 mars dernier, ont mené à des focus groups qualitatifs afin de cerner les causes et les motivations de cette désaffection de la lecture chez certains groupes cibles.

Notre société va vite, très vite, et augmente la pression sur la qualité de notre attention. Quand un livre peut demander 15 heures de notre temps, un film n’exige que 90 minutes tout en nous permettant par ailleurs de lorgner notre téléphone intelligent. Ce fonctionnement multitâche est plutôt associé au mode « travail » et s’oppose au mode « loisir », dont on tire réellement les bienfaits lorsque l’on s’adonne à une seule tâche. La lecture exige une immersion totale, elle exige d’être seule au centre de notre attention. Dans la logique sociale axée sur la productivité, le consommateur ne peut se permettre de « risquer » 15 heures sur une lecture qui ne lui convient pas.

L’une des conclusions de Dre Sänger est que, parmi les nouvelles formes de divertissement qui luttent pour l’attention du consommateur, la tendance nette est celle de l’écoute de séries télé en rafale (binge watching). À celle-ci s’ajoute une pression sociale afin de rester, au sein de notre groupe de pairs, le plus à jour possible à propos des séries du moment. Sur le plan social, ces marathons d’écoute ont la cote et, sur le plan culturel, ils revêtent une nouvelle valeur; les structures narratives de plus en plus complexes des séries ôtent l’idée de l’écoute comme une activité peu intellectuelle – au contraire de la lecture. Aujourd’hui, on discute amplement de ces séries et on se les recommande, comme on avait davantage l’habitude de le faire pour les livres…

Dans son nouvel essai La misère des niches, paru aux éditions XYZ, le journaliste Alain Brunet rappelle que la grande promesse d’Internet, c’était la diversité : « Les algorithmes qui recensent les choix des internautes s’inscrivent dans une logique de renforcement des goûts déjà existants, et non de diversification stylistique et d’ouverture vers d’autres territoires musicaux. Certains ont nommé cet effet de réverbération des mêmes opinions “chambre d’écho”, et cela fonctionne ainsi dans tous les domaines couverts par l’Internet. » Cette logique, combinée à la régression de la couverture médiatique culturelle et à sa « justinbieberisation » (lorsqu’elle privilégie ce qui parle au plus grand nombre), participe à un recul de la curiosité individuelle et collective. Or, l’essor de la culture s’appuie sur la curiosité.

L’humanisme, la connaissance, l’engagement. Tels sont les atouts du libraire devant le défi de la recommandation. À la librairie ou derrière son clavier, le consommateur ignore possiblement le prochain livre qu’il devrait lire. En l’absence d’un professionnel, et dans la mesure où il ne suffit pas que les livres soient disponibles en ligne pour que se déclenche la décision d’achat, les algorithmes peuvent avoir une valeur complémentaire en rapprochant les profils d’utilisateurs qui ont effectué des recherches ou des achats similaires. Dès 2007, la spécialiste du marketing numérique Michelle Blanc avait, à juste raison, assimilé les médias sociaux au « réseau mondial des beaux-frères ». Avec l’idée rafraîchissante qu’on prête davantage foi à l’avis de son beau-frère qu’à la publicité. Une ellipse de dix ans et on se retrouve en plein scandale Cambridge Analytica, autour de la valeur des opinions de votre beau-frère.

Au vu de toutes les tendances susmentionnées, de notre nouvelle façon de consommer la culture, l’amoureux du livre pourrait craindre que ce dernier vienne à passer sous le radar. Ou alors, on peut y voir de nombreuses opportunités, notamment pour le libraire.

Lire permet de contrebalancer avec beaucoup de satisfaction le rythme fragmenté de la vie quotidienne en contemplant un seul sujet ou en s’évadant calmement dans un autre univers. Ceux qui en font abondamment l’expérience sauront le rappeler à ceux qui en ont pris une pause.

Le 2 juin, à l’occasion de la troisième édition de la Journée des librairies indépendantes, célébrons l’art de la recommandation. Les libraires indépendants sont toujours prêts à vous inviter à jouer d’audace en ne rapprochant pas nécessairement votre prochaine lecture de la précédente ou de celles de gens ayant le même profil que vous. Ils viseront juste à côté de vos intérêts déclarés, afin de stimuler cette découverte qu’aucune formule ne pourrait prédire.

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