D’aucuns diront qu’on ne peut plus rien dire. D’autres qu’il faut peser chacun de nos mots, voire interdire l’usage de certains à tout jamais. Et tous se tromperont, plus ou moins, plus que moins dans la plupart des cas. La censure, peu importe sa forme, n’a jamais été salutaire pour aucun peuple. Ni efficace, d’ailleurs. Pourtant, elle ressurgit toujours et, retour de balancier oblige, notre époque est faste en la matière. De la « cancel culture » aux lynchages publics en passant par le procès d’Yvan Godbout et la suppression momentanée des recommandations littéraires du premier ministre, nous sommes servis.

Sur ce dernier cas, je m’attarderai un peu. Alors que le gros bon sens devrait nous porter à nous réjouir, tout simplement, d’avoir un premier ministre qui lit, on lui reproche de ne pas lire les bons livres. Quelle édifiante connerie! Et ne croyez pas que je monte aux barricades parce que deux de mes romans se trouvaient sur ladite liste, je m’en serais offusqué quand même. Surtout que les suggestions en question me paraissent loin d’un programme d’extrême droite comme les curés patentés de la nouvelle inquisition voudraient nous le faire croire. Denise Bombardier et Mathieu Bock-Côté, ce ne sont pas Noam Chomsky et Normand Baillargeon, d’accord, mais on est loin des pamphlets de Céline. Surtout, autour de ces plumes éloignées des chorales bien-pensantes, on retrouvait quand même Marie Laberge, Dany Laferrière et Arlette Cousture. On jette tout ça aux vidanges, par peur de voir les idées de Bock-Côté tomber entre de mauvaises mains, par crainte de faire vendre quelques livres de plus à Denise Bombardier. Entre les vieux conspirationnistes et la nouvelle harde intransigeante, les frontières sont désormais poreuses; insultes, menaces et muselages sont au programme.

Voltaire n’a jamais écrit « Je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire ». C’est une citation apocryphe, inspirée de la biographe Evelyn Beatrice Hall. Par contre, un autre poète français, Booba, a dit avec beaucoup de justesse : « Si tu kiffes pas, t’écoutes pas et puis c’est tout! » Entre ces deux idées, une vérité saute aux yeux : nous avons le droit de ne pas aimer un livre, mais rien ne nous oblige à le lire. De là à vouloir empêcher sa publication ou sa diffusion, il y a une marge. Une marge où l’on s’enfarge aujourd’hui.

Nous sommes polarisés. De plus en plus. Des bastions idéologiques s’opposent, mais ne se rencontrent jamais. On ne prend plus part à la discussion, on prend parti et on se braque. On dénonce, avec raison souvent, puis on demande l’annihilation de l’autre, à tort toujours. On attaque sans chercher à comprendre, on blesse sans vouloir la réhabilitation. On censure sans même se demander si notre sévérité pourrait se retourner contre nous ; tout cela est fait au nom d’un progressisme replet, d’une évolution nécessaire de la société, alors que dans les faits, tout ça la divise. Comme Montréal se coupe du reste du Québec, comme les nouveaux populismes s’éloignent du gros bon sens, nous sommes de plus en plus nombreux à traîner cette impression d’irrémédiable cassure. Et à s’en désoler.

On lit exclusivement ceux qui nous confortent dans nos positions, on écoute les radios qui nous donnent raison, on discute avec nos clones identitaires, on tourne à vide. L’opinion des autres nous dérange, mais ne nous intéresse pas.

Les algorithmes de nos réseaux sociaux nous hantent, on pense le réel avec nos biais virtuels. On lit exclusivement ceux qui nous confortent dans nos positions, on écoute les radios qui nous donnent raison, on discute avec nos clones identitaires, on tourne à vide. L’opinion des autres nous dérange, mais ne nous intéresse pas. C’est un problème. Je ne le réglerai pas, ce problème, je n’ai pas de politique sociale à proposer. En revanche, je vais m’empresser d’acheter le livre de Mathieu Bock-Côté, et même celui de Denise Bombardier. Et je me ferai un devoir de lire tout ce qu’on voudra bien m’indiquer être des livres dangereux, peu recommandables… cela ne m’empêchera pas de relire Alain Deneault, Howard Zinn ou Naomi Klein. Seulement, j’aurai l’impression de regagner un peu de liberté, de résister au communautarisme idéologique ambiant, de briser, un peu, mes nécroses cognitives. Préserver un peu de libres pensées nécessite son lot d’efforts.

Entre deux lectures, j’écrirai mes prochains livres. Dans l’action, le plus loin de la réaction possible. N’y voyez pas de l’autocensure, au contraire, mais ceci sera ma dernière chronique pour la revue Les libraires. Ma décision était prise depuis longtemps, les événements n’ont rien à y voir. Merci à Jean-Benoît, à Josée-Anne et à toute l’équipe. Merci aux fidèles lecteurs et lectrices, j’ai eu de magnifiques échanges grâce à cette chronique. Au plaisir de vous revoir et de vous lire, peu importe vos opinions, pourvu qu’elles ne cherchent pas à occulter celles des autres. Les autres, c’est nous, aussi.

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