Et l’autre souffrance?

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Ce fut, de l’avis de tous, du travail magnifique. Toujours prêts à s’étriper au moindre prétexte, les différents partis politiques se sont inclinés ensemble devant la mort : tous les humains ont le droit de mourir dans la dignité. Louanges pleinement méritées pour Véronique Hivon et ses collègues et auxquelles je m’associe volontiers. Mais il y a, dans l’insistance du texte découlant de cette unanimité, un aspect frustrant : e part il n’est question de l’autre souffrance, de celle qui s’attaque non pas au corps, mais à l’âme, à l’esprit, au moral. Ce silence à propos des souffrances spirituelles, psychologiques ou affectives, je ne l’impute pas à Véronique Hivon ou à ses collègues, mais à l’emprise de la confrérie médicale sur nos existences : si les médecins n’avaient pas aussi peur des poursuites judiciaires, s’ils imposaient moins souvent leurs vues à leurs patients, s’ils lisaient de quoi humaniser leurs manuels sur les viscères, les articulations ou les nerfs, ils auraient défini plus largement la souffrance justifiant l’aide à mourir. Car l’attrait de la mort peut naître sans maladie physiquement douloureuse et irréversible.

Dans L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar raconte la fin de son magnifique Zénon : « D’autre part, et placée pour ainsi dire en repli derrière la résolution de mourir, il en était une autre, plus secrète, et qu’il avait soigneusement cachée au chanoine, celle de mourir de sa propre main. » Dans Les Souffrances du jeune Werther, Goethe fait voir que la mort peut, en telles circonstances, devenir préférable à la vie. Mars, de Fritz Zorn, s’ouvre sur une phrase-choc : « Je suis jeune et riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul. » Des années après sa détention à Dachau et à Buchenwald et après avoir écrit sa lumineuse Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim s’enlevait la vie. Romain Gary, écrivant en 1976 L’angoisse du roi Salomon sous le pseudonyme d’Émile Ajar, clamait urbi et orbi : « J’ai l’intention de vivre vieux, qu’on se le tienne pour dit! » Presque au même moment, il écrivit pourtant Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Peu après, en 1980, Gary se suicida. Montherlant, dont l’œuvre fait la part belle au suicide, tenait ce geste pour « une parcelle de liberté dans la nécessité ». Il devança l’approche de la cécité en se suicidant en 1972. Stefan Zweig, chassé par le nazisme de sa Vienne aimée, chercha refuge en plusieurs pays avant de se suicider au Brésil en 1942…

Témoignages trop exotiques? Pensons alors à Hubert Aquin, à Pauline Julien, à Paul Desrochers, à telle vedette… La question n’est pas de décider de haut et de loin si ces personnes ont eu tort ou raison. Il s’agit de constater que la souffrance physique n’est pas la seule circonstance qui rende la mort préférable à la vie et que plusieurs humains souhaiteraient une aide pour mourir à leur heure. Il s’agit aussi de constater que ce n’est pas nécessairement parmi les médecins et les avocats que nous trouverons les guides de morale et de psychologie les plus qualifiés. Notre société pose un geste de maturité chaque fois qu’elle permet une nouvelle expansion de la liberté individuelle. En se penchant sur la fin de la vie, elle s’est approchée d’une attitude respectueuse face aux choix de personnes libres; il lui reste à comprendre que l’autre souffrance mérite elle aussi le plein respect et qu’il faudra d’autres compagnons de route pour la bien évaluer. Heureusement, la littérature offre ses réflexions éthiques même aux professionnels.

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