Éloge d’Orwell

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Si 1984 est un volcan difficile à éteindre, son sens paraît plus aisé à restreindre. Chaque semaine, nous apprenons qu'il existe un nouvel avatar de Big Brother, clin d'œil au seul livre de George Orwell qu'on semble avoir lu. Bill Gates et George W. Bush ont paru un temps crédibles dans le rôle, l'un pour le contrôle insidieux de l'information, l'autre pour avoir favorisé l'effritement du respect de la vie privée au nom de la sécurité. Pierre Karl Péladeau a, quant à lui, été écarté aux premières auditions. C'est le seul des trois à posséder le bagage intellectuel adéquat, mais il zézaye.

En ce moment, le plus sérieux prétendant au titre est Google. Exemple parmi d’autres, un article de l’agence Associated Press intitulé «Google: « Big Brother » d’Internet», daté du 27 juillet dernier. On y rapportait les propos d’un responsable du Centre d’information sur la vie privée électronique. Chris Hoofnagle pense que la cueillette d’informations personnelles résultant des services offerts par l’entreprise est dangereuse. Sans prêter d’intention malicieuses à Google, il évoquait les risques de piratage, facilitée par la concentration des données en un seul lieu. L’analogie avec Big Brother est juste, mais il est navrant de constater que peu importe sur qui ou quoi se greffe le vocable, son premier signifié a désormais à voir avec la menace sur la sphère privée.

Miroir inversé, 1984 est certainement publié en 1948 dans l’intention d’effectuer une critique, mais, plus qu’un décodage du totalitarisme, plus qu’une dénonciation de la réduction des individus à une fonction, on y rend compte des techniques de propagande, du détournement de la vérité par la langue. Le personnage principal, Winston Smith vit comme ses semblables sous surveillance permanente. Il travaille au ministère de la Vérité, lequel réécrit l’histoire officielle selon les besoins du gouvernement. Il se réfère au dictionnaire de la novlangue, dont la onzième édition est en cours de rédaction. Reprenant les grandes lignes d’un essai d’Orwell sur la langue anglaise où il relevait notamment l’absence d’une signification précise aux mots «démocratie» et «liberté», Les principes du novlangue, qui termine 1984, explique qu’en simplifiant le vocabulaire et en amalgamant les expressions complexes, on restreint l’exercice de la pensée: «Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder» ; par contre «Comintern est un mot qui peut être prononcé sans réfléchir». À l’heure où nombre de gestionnaires prennent des décisions sur la base de documents réduits à leur plus simple expression, suite de puces, de résumés lapidaires, 1984 a encore son mot à dire.

En outre, le statut de Big Brother dans le roman est flou. Visage à moustache noire au regard pénétrant, il s’oppose à un personnage qui semble lui-même créé par les membres du Parti intérieur, Emmanuel Goldstein. Lorsque Smith demande à O’Brien, l’homme qui éveille sa conscience à la révolte, si Goldstein est vivant, il lui répond «Oui. Il existe et il est bien vivant. Où, je ne sais». Le même O’Brien, qui agit maintenant en bourreau de Smith chargé de le soigner de son «défaut de mémoire», répond ainsi à la question de sa victime: «Big Brother mourra-t-il jamais? – Naturellement non. Comment pourrait-il mourir?». Ce duel de marionnettes, d’images préfabriquées, renvoie dans le roman à la nature de la guerre perpétuelle qui, selon les saisons, oppose l’Océania à l’Eurasia ou à l’Estasia. Le conflit ne pouvant être gagné («Les forces sont trop également partagées»), son but «est de consommer entièrement les produits de la machine sans élever le niveau général de la vie». Pas de crise économique possible ; pas de croissance non plus: le régime se maintient. Enfin, regroupant l’ensemble de la société autour d’un We are at war (I like Ike de notre temps), on obtient une jolie cohésion sur le modèle militaire, tout en récupérant les couches sociales déshéritées. C’est le propos central de Farhenheit 9/11 (Michael Moore).

Enfin, distribuer ainsi la qualification «BB» comme on crie au loup lorsqu’on oeuvre au sein de groupes médias devrait au moins susciter quelque doute intérieur. Car on pourrait bien lâcher ce borborygme médiatique sourd au narcissisme même de sa production à la face de la presse: combien de publications papier et électroniques à travers le monde ont-elles repris le contenu de l’article d’Associated Press?

George Orwell est l’un des rares écrivains de son temps à avoir bien lu et le fascisme et le stalinisme. À côté des dérives, temporaires dans certains cas, de Gide, de Malraux ou d’Aragon, Eric Blair, alias George Orwell, oppose une lucidité désarmante. Il est le seul de ses écrivains engagés à avoir vraiment oeuvré à la fois comme bourreau et victime d’institutions répressives, à s’être directement sali les mains, puis à les avoir sacrifiées à l’autel du prolétariat sans verser dans la mythologie du «bon ouvrier» ou dans l’autopromotion. Quand le «colonel» Malraux arme et commande une escadrille pour soutenir la République espagnole exsangue, il faut dire bravo. Mais lorsqu’un ancien policier, commis et écrivain-reporter impécunieux, revient blessé du front catalan pour pondre, 7 mois plus tard, un document saisissant qui témoigne des exactions commises à l’intérieur même du camp républicain, on le dit deux fois et chapeau bas. Ce texte s’appelle Hommage à la Catalogne, une leçon de mesure et de franchise, qui se termine par là où débutait l’enfer gris de 1984: «[…] profond sommeil d’Angleterre, dont parfois j’ai peur que nous ne nous réveillons qu’arrachés à lui par le rugissement des bombes.»

Liens

– Sur deux recueils d’essais d’Orwell, récemment parus aux éditions Ivrea : www.politis.fr

– Orwell surveillé par la police: www.guardian.co.uk

Bibliographie :
1984, George Orwell, Folio, 408 p., 15,95 $
Hommage à la Catalogne, 10/18, coll. Domaine étranger, 294 p., 14,95 $

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