Je flotte. En apesanteur, en orbite, je dérive dans l’univers. N’appelez pas Houston ou mon éditeur, aucun problème à l’horizon. Rare moment de paix pour un auteur acharné, je viens de remettre le manuscrit de mon prochain roman, et je m’accorde un congé avant de me lancer dans le suivant. Une respiration, une césure, une pause dans l’espace interstitiel. Un recul nécessaire avant le travail d’édition, de révision linguistique, de correction, de promotion pour en aboutir enfin à la publication. Je savoure ce moment de flottement, une satisfaction qui ressemble étrangement à celle ressentie entre deux lectures.

Certains livres ne se referment pas. Rien à voir avec la rigidité de la reliure, plutôt avec la densité du contenu. On lit l’excipit, tourne la page, dépose le bouquin, mais on ne passe pas à autre chose. Le propos, le style ou les personnages nous hantent. Momo, Hermione, Claus et Lucas, le Père Goriot, Aminata ou André et Nicole nous accompagnent. On peut se lancer dans d’autres livres, tenter d’écourter cet intervalle entre deux véritables rencontres littéraires, forcer le chevauchement, assumer l’enchevêtrement, mais chaque œuvre demande un temps de digestion. Conscient ou non.

Lundi dernier, je devais prendre un café avec un vieux frère, nous en avons bu quatre. Intense, dites-vous? L’ami en question est un grand lecteur, près de 150 livres lus chaque année, tous annotés et évalués dans ses calepins. Il m’a fait de précieuses recommandations, des chefs-d’œuvre clandestins qui auraient pu m’échapper. Par gêne et modestie, il préfère demeurer anonyme, je le nommerai donc Lapin Dubois. Lapin a découvert la lecture sur le tard. Aucune lecture obligatoire du parcours scolaire de cet adolescent sportif issu d’une famille peu portée sur la chose ne lui a donné la piqûre. Il errait de Maria Chapdelaine aux Fleurs du mal sans comprendre pourquoi ses professeurs s’enflammaient autant pour quelques strophes ou paragraphes.

À l’université, il lisait essentiellement des circuits électriques et des manuels de génie. Jusqu’au jour où il a lu son propre avenir dans les yeux d’un étudiant en littérature. Les amoureux ont donc partagé leur salive et leurs passions. Chaton a su mettre les bons livres entre les mains de son homme. Depuis, Lapin est un ingénieur passionné de littérature québécoise. « Parfois, j’ai le vertige à l’idée que j’aurais pu passer à côté de tous ces livres-là. Je sais que je viens d’en terminer un bon quand je dois prendre quelques heures ou quelques jours avant de pouvoir embarquer dans un autre. Je dois laisser le livre se déployer. » La vie étant ce qu’elle est, l’amour est cruel ; Chaton a fini par laisser Lapin, pour un Ours entreprenant. Heureusement, il lui a laissé l’amour de la lecture avant de claquer la porte.

Moins anonyme, mais tout aussi vorace, Kiev Renaud vit de littérature. L’auteure de l’excellent roman Je n’ai jamais embrassé Laure achève un nouveau projet de création, termine son doctorat à Paris, mais trouve encore le temps de lire. « C’est difficile à estimer, mais je dois lire dix livres par mois, incluant ceux pour le travail, ceux que je décortique lentement pour l’apprentissage d’une langue, les recueils de poésie auxquels je reviens. J’ai toujours une table de chevet très diversifiée, je lis plus d’un livre à la fois. C’est ma stratégie pour me remettre de la fin d’une lecture d’en poursuivre une autre, j’ai vécu trop de deuils dont je préfère me parer. » Faut dire qu’elle est tombée dedans plutôt jeune, ayant publié son premier roman en pleine adolescence, grâce au concours Sors de ta bulle!

Cet incroyable défi d’écriture célébrera ses 15 ans en 2019. Fondé par la professeure et écrivaine Lynda Dion, Sors de ta bulle! a permis à une kyrielle de jeunes auteurs de développer leur talent et de connaître une première expérience de publication. L’instigatrice et romancière derrière le bouleversant roman Grosse ne lit pas que les manuscrits de ses protégés. « Je lis au moins six à huit livres par mois. Je lis souvent plus d’un livre en même temps : poésie, essai, roman. J’enfile les lectures sans prendre de pause, suis du genre un peu boulimique. Mais je prends pas mal de notes aussi. » Étonnant comme les profs gardent cette manie de donner ou de prendre des notes.

Libraire et critique littéraire, Jérémy Laniel aussi prend des notes. « Je dois lire entre douze et quinze livres par mois. J’essaie de ne pas faire chevaucher mes lectures, mais parfois ça arrive pour le travail. Très souvent, les lectures sont jumelées avec des critiques écrites ou radiophoniques, donc je me laisse toujours une journée ou deux pour voir comment le livre va grandir en moi. » L’idée du germe, de la gestation revient. On ne se débarrasse pas de ses lectures aussi aisément qu’on pourrait le croire.

Pour Elkahna Talbi, aussi connue et reconnue comme artiste de spoken word sous le nom de Queen Ka, « ça varie vraiment, je peux passer deux mois sans lire un livre et en lire cinq en deux semaines ». La question de la latence prend une fonction de recherche dans son cas. « J’ai un faible pour les romans historiques. Je t’avoue qu’après ces livres-là, je dois prendre un peu de temps avant de me plonger dans un autre livre. Je me mets à lire tout ce qui concerne l’époque et les événements réels qui entourent la trame du roman. » La fine plume nous ayant offert le brillant recueil Moi, figuier sous la neige propose simultanément deux spectacles chargés de poésie. Une femme à lire, à écouter aussi.

À l’instar de Kiev, Jérémy, Lynda, Elkahna et Lapin, de nombreux livres m’attendent. Entre ceux que j’ai à écrire et ceux que j’ai à lire ou à relire, je prends une respiration, l’instant d’une chronique. Peut-être même davantage, le temps de laisser les mots se déposer en moi, ou y grandir, s’y enraciner, s’y déployer, y nourrir ma curiosité, ou me féconder. Chacun sa façon, chacun son rythme. Que vous soyez entre deux, en plein dedans ou à la recherche de votre prochaine lecture, je vous la souhaite exaltante.

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