D’autres victimes?

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Dans toute guerre, dit-on, la première victime est l'information. Peut-être devrait-on observer que la guerre fausse aussi la mémoire. À preuve.

Dans son beau Adieu, vive clarté…, Jorge Semprun raconte comment, alors qu’il était un jeune Espagnol fraîchement arrivé à Paris, une boulangère se moqua de son français hésitant et fit allusion à «l’armée en déroute». La dame avait cru Victor Hugo : «Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit / C’était un Espagnol de l’armée en déroute / Qui se traînait sanglant…» Le jeune Semprun savait ce que les Français, et Hugo avec eux, ignorent : Napoléon n’a pas vaincu le maquis espagnol.

Churchill, prix Nobel de littérature 1953, connut un immense succès avec ses Mémoires de guerre (épuisé). Plutôt cynique, il se moquait un peu des faits : «L’histoire retiendra ce que je veux, car c’est moi qui vais l’écrire.» Ce qu’il fit. « Sur le plan historique, déclare François Bédarida (Churchill, Fayard), l’ambition de Churchill est moins d’écrire la chronique de ses actions – encore que cette visée-là ne soit point absente – que de forger et d’accréditer pour les générations à venir sa propre vision de la Seconde Guerre mondiale (…) en bâtissant une historiographie coloriée à sa convenance et en la verrouillant pour longtemps. » Comparer Tony Blair à Churchill expose à certains risques.

Comparant les vues du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz à celles du fondateur de la Croix-Rouge, Jean-Henry Dunant, Michael Ignatieff notait des convergences : «Pourtant, Clausewitz considérait comme allant de soi que même la guerre totale était un rituel raisonné, qu’elle représentait un emploi équilibré de la violence pour parvenir à des fins politiques et diplomatiques par d’autres moyens. Il croyait aussi que la violence devait observer une certaine éthique. Sa vision de la guerre totale n’incluait pas la tuerie sans discrimination de civils par l’assassinat et la torture des prisonniers. Il supposait que de telles pratiques n’étaient pas à la hauteur de la dignité d’un soldat.» (Michael Ignatieff, L’Honneur du guerrier, Presses de l’Université Laval/La Découverte, 210 p., 19,95$) Quelques années plus tard, Ignatieff juge «mesurés» les massacres que Clausewitz condamnait.

André Glucksmann (Le Discours de la guerre, épuisé), puisant aux mêmes sources, confronte Clausewitz à la notion inédite de guerre préventive. Dans ce contexte, Glucksmann cite Schelling : «La légitime défense devient particulièrement compliquée si nous avons à nous soucier de ce que l’autre peut tirer sur nous pour nous empêcher de tirer sur lui pour l’empêcher de tirer sur nous.»

Relisons aussi le Machiavel de L’Art de la guerre (Bibliothèque Berger-Levrault, épuisé). Dans son éclairante préface, Georges Buis rajeunit le Florentin : «Aussi bien la vigueur et la rigueur de la pensée machiavélienne appellent-elles des vocables modernes. En affaires, il eût été de nos jours non seulement homme d’économie politique mais aussi théoricien de l’étude de marché». Dans le même livre, une courte notice d’Annick Pélissier modernise elle aussi Machiavel : «… il faut renoncer aux armées mercenaires dont [Machiavel] a constaté, partout en Italie, l’inutilité et le danger… Il faut aussi que l’Armée soit soumise au pouvoir politique». Que le Pentagone se le tienne pour dit.

Autant que l’information, la mémoire souffre de la guerre.

Bibliographie :
Adieu, vive clarté…, Jorge Semprun, Folio, 278 p., 13,95$
Churchill, François Bédarida, Fayard, 578 p., 44,95$

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