Béton ou lecture ?

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Quand le gouvernement québécois annonce (mai 2002) des investissements de douze millions dans 23 bibliothèques et cinq centres régionaux de services aux bibliothèques publiques, j’applaudis évidemment. J’applaudirais toutefois avec plus d’enthousiasme si la lecture et la culture retenaient l’attention plus que le béton et les édifices. Pourquoi parler des bibliothèques selon les critères applicables au prochain bout d’asphalte ? Est-il permis de lever la main pour demander ce qu’offriront ces édifices tout neufs ou modernisés ? Et peut-on la relever pour demander si les 240 emplois dont on parle vont à des bibliothécaires ou à de menuisiers ?

Bien sûr qu’il faut des édifices. Bien sûr qu’une bibliothèque séduisante favorise la lecture. Mais, de grâce, qu’on nous parle surtout d’autre chose : des livres et des professionnels du livre. Car les bibliothèques publiques du Québec tardent toujours à rejoindre le peloton de tête quant au nombre de livres per capita. Le temps de lire, un art de vivre (mars 1998) laissait déjà l’impression que le Québec perdait du terrain au lieu de combler son retard. « Chaque année, disait le document, les bibliothèques enrichissent leurs collections. En 1996, elles ont acquis au total quelque 844 000 livres, ce qui représente 1 livre pour 7,8 habitants (…) À titre de comparaison, en Ontario, les acquisitions annuelles sont de l’ordre de 1 livre pour 5 habitants. » Et le nombre de diplômés en poste dans les bibliothèques du Québec constitue toujours une sorte de chaînon manquant entre les livres et les publics lecteurs.

C’est presque une constante de notre histoire que ce culte du béton et des équipements. Lors d’une autre de nos révolutions, les écoles ont investi des millions dans l’audiovisuel, mais n’en avaient plus pour les contenus et pour l’embauche de gens capables de mettre les appareils en marche. De même, les milliards engloutis en épuration des eaux n’ont guère amélioré notre sort, car, un peu partout, les usines relèvent de gens trop peu formés. Oui au béton, à condition que le livre et l’intelligence reçoivent infiniment plus.

Il faut quand même construire et agrandir, me dira-t-on, car les bibliothèques manquent d’espace. Elles en sont à vendre au kilo les livres en excédent. Cela ne m’émeut que modérément. D’abord, parce que la quantité — encore elle ! — ne prouve pas que les bibliothèques effectuent toujours les bonnes acquisitions. Ensuite, parce que les bibliothèques publiques gagneraient à montrer plus de créativité.

Au risque d’être accusé du crime honteux d’élitisme, j’estime que toutes les lectures ne se valent pas. Lire ne suffit pas. Une bibliothèque publique doit donner sa chance à la qualité et à la diversité. Il est intelligent d’acheter Les Parfums d’Élisabeth de Gilles Tibo plutôt qu’un dixième exemplaire de Harry Potter. Mieux choisies, les acquisitions risqueraient moins d’être répétitives, caduques, volumineuses à l’excès.

Quant à l’imagination, j’emprunte l’exemple suivant à Bernard Arcand. La bibliothèque royale du Danemark, raconte-t-il, confie des livres à ses lecteurs en suppliant presque ces derniers de ne pas les rapporter. Une fois l’an, on s’informe : avez-vous toujours les quinze ou vingt livres qu’on vous a prêtés ? Confiance ingénieuse qui désengorge l’espace. Audace qui contraste avec ces étranges sociétés qui pénalisent chaque retard et qui ne savent où loger les livres qui reviennent…

En s’intéressant davantage aux livres et à l’animation, on inversera l’étrange tendance qui se fait jour : les entrées augmentent dans les bibliothèques tandis que la lecture diminue. Le paradoxe s’explique : les bibliothèques publiques, comme d’ailleurs les librairies, sont tentées d’offrir toutes sortes de services et d’objets à côté et parfois à la place des livres. La circulation augmente, pas la lecture. Le cubage augmente, pas la lecture. Est-ce le but ?

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