Mais à quoi donc s’affairent les écrivains quand ils n’écrivent pas? Que font les autrices, au moment de déposer la plume? La trivialité du quotidien pourrait nous fournir quelques pistes de réponse. Pourtant, entre le lavage, la vaisselle, l’élevage des héritiers et le paiement des factures, force est de constater que les écrivains écrivent encore. Parfois, ils écrivent même davantage lorsqu’ils cessent d’écrire; une fois l’œuvre mise de côté, leurs relations épistolaires nous offrent certaines de leurs meilleures comme de leurs pires pages. Souvent contre leur propre volonté.

La notion de consentement semble évacuée des choix éditoriaux dans la publication des célèbres échanges. Le frère Marie-Victorin, par exemple, se serait-il permis de si grandes envolées lyriques, et une curiosité aussi pointue pour la sexualité dans ses échanges avec la naturaliste Marcelle Gauvreau, s’il avait su que leurs lettres seraient publiées quelques décennies plus tard? « Nous nous sommes ouverts l’un à l’autre. Vous m’avez dit vos petits secrets d’enfance, vos grands secrets de femme. Je vous ai dit aussi mon enfance, mes petits et grands secrets d’homme. » On peut douter de son désir de voir ces petits et grands secrets déballés sur la place publique. Le cas échéant, l’homme d’Église aurait probablement omis quelques détails relevant de sa fréquentation de prostituées cubaines.

Dans le même ordre d’idées, on pourrait parier que Camus aurait préféré voir dormir les centaines de pages échangées avec sa maîtresse Maria Casarès. Bien sûr, on y retrouve des perles du philosophe — « J’ai pensé que la seule justice possible, c’était une nouvelle répartition de l’injustice » — et de formidables élans de la célèbre actrice — « Je t’aime de ce mouvement infini, tout mouillé, salé, où l’on ne peut vivre qu’au passé tellement l’instant est fugitif, et inaccessible » —, mais aussi un Albert jaloux, parfois borné, et une Maria un tantinet manipulatrice. Cette intimité révélée au monde aurait-elle été au goût des amoureux?

De l’intimité à l’érotisme, il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par George Sand et Alfred de Musset, ou encore Anaïs Nin s’adressant à Henry Miller — « Je te veux comme une folle. Je veux écarter tout grand les jambes, je fonds, je tremble, je veux faire des choses tellement folles avec toi que je ne trouve pas les mots pour en parler ». Mais les mots qu’elle a trouvés pour l’écrire étaient-ils voués à nos regards curieux? Et lorsqu’on relit les phrases de Godin pour Pauline Julien, sa Péji, sa petite conne, sa Paula — « Quant à toi, tu es dans ma vie intérieure, très profondément — l’amour est là, je le sens, j’y touche et c’est très fort et très vivant, grouillant de vie et de caresses et de baisers pour toi. Je te lèche, Gérald » —, avons-nous vraiment le droit de poser nos yeux sur cette vie privée, cette complicité qui nous exclue d’emblée?

Avons-nous vraiment le droit de poser nos yeux sur cette vie privée, cette complicité qui nous exclue d’emblée?

Si la question me taraude tant, c’est qu’elle se posera de nouveau, avec une acuité toute contemporaine. Et plus tôt que tard. Alors que certains de nos prédécesseurs prudents avaient le luxe de brûler leurs correspondances, nous sommes désormais asservis aux nouvelles technologies. Les enquêteurs et les auteurs de polar vous le diront : rien ne s’efface jamais complètement de nos ordinateurs. Nos amourettes, nos médisances et autres échanges confidentiels subsistent dans tel disque dur, tel nuage, dans telle mémoire vive et éternelle d’un réseau social. Nos emojis nous survivront, tout comme nos sextos, nos textos et autres messages courriels plus ou moins compromettants.

Nos amourettes, nos médisances et autres échanges confidentiels subsistent dans tel disque dur, tel nuage, dans telle mémoire vive et éternelle d’un réseau social.

Si Madame de Sévigné, graphomane impénitente, ne s’est jamais imaginé que les lettres envoyées à sa fille assureraient sa pérennité, un Voltaire bien avisé construisait déjà son mythe par lettres interposées. Les temps changent, l’instantanéité de nos communications se prête moins aux longs échanges épistolaires réfléchis, aux passions dosées et finement corrigées. Pourtant, nos intimités seront diffusées, voire publiées un jour ou l’autre. Soyez assurés que Facebook, Microsoft et autres géants de la Toile se réservent le droit de rentabiliser les morceaux choisis de l’existence virtuelle du prochain Hemingway, de la nouvelle Duras. Comme nous publions sans vergogne les vies intimes de nos anciens, nos prochains diffuseront nos secrets sans sourciller.

« Le meilleur de nous n’est pas destiné au papier à lettres », affirmait Mallarmé. Aux réseaux sociaux non plus, oserais-je ajouter.

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