Le feu aux poudres

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Il semble y avoir un malentendu durable à propos de la femme-enfant, celle que Breton reconnaît dans Arcane 17 sous les traits de la fée Mélusine : « Mélusine à l’instant du second cri : elle a jailli de ses hanches sans globe, son ventre est toute la moisson d’août, son torse s’élance en feu d’artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux ailes d’hirondelle, ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri, aveuglantes à force de s’éclairer du charbon ardent de leur bouche hurlante. Et ses bras sont l’âme des ruisseaux qui chantent et parfument. Et sous l’écroulement de ses cheveux dédorés se composent à jamais tous les traits distinctifs de la femme-enfant, de cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que le temps sur elle n’a pas de prise. » Le glissement sémantique qui a permis, sous les charges répétées des néoféministes des années 70, d’assimiler la femme-enfant à une femme infantilisée, nous a fait perdre de vue le caractère révolté et transformateur que Breton conférait alors à Mélusine, « parce qu’en elle et seulement en elle me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de vision dont on refuse obstinément de tenir compte, parce qu’il obéit à des lois bien différentes dont le despotisme masculin doit empêcher à tout prix la divulgation. »

Or, ce prisme de vision n’a jamais été aussi éloigné de nous, en ces temps où le mensonge s’ébat sur la place publique sans même provoquer d’émeute, et où l’on frappe et condamne à des amendes disproportionnées de jeunes femmes et de jeunes hommes qui ne veulent plus obéir à un système érigé en dogme. Il est alors tentant de retourner dans les bras de Bérénice Einberg pour sentir un peu le vent furieux de ces îles où Réjean Ducharme a planté le décor de la poésie incendiaire de son héroïne et de reprendre ce goût de la fugue et du refus qui nous manque cruellement à l’heure actuelle.

Ce long préambule pour vous parler d’un livre qui est parcouru par cette fièvre de disparaître et de refuser, un livre couché dans les ruines de ce désir de renaître ailleurs dans un monde tissé par ces jeux libres de l’enfance qui nous arrachent aux contingences de l’esprit. Le premier livre d’Alexie Morin, Chien de fusil, est un récit poétique hanté par cette soif contradictoire de « penser avec les mains ». Les deux personnages, frère et sœur par les airs comme le sont Chateaugué et Mille Milles dans le Nez qui voque de Ducharme,retournent dans une retraite inhabitable envahie par les lierres du temps perdu. Une maison abandonnée pour les deux meilleures raisons possible : l’aimer et s’enfuir. Ne s’agit-il pas là de l’urgence d’aimer, sentiment qui provoque irrémédiablement la fuite? Morin y revient dans sa Tactique : « Il attend quelque chose de fulgurant, il lui faudrait l’autorité de l’éclair, de la lumière qui tombe et le choisit, il attend en silence et à chaque battement de son cœur ça répète plus jamais, plus jamais, plus jamais. » Les êtres perdus de Chien de fusil n’en sont pas moins préparés à affronter les orages dans cette nature où ils ont décidé de venir chercher l’ivresse d’une paix magnifique et sombre : « il faut creuser encore/pour atteindre le vrai noir/tu le connais/ celui dont on ne revient pas. »

Ainsi, les deux personnages de Chien de fusil se fondent lentement à leur environnement, devenant eux-mêmes bois, métal, pierre, feu. Lentement, ils ne sont plus que des ressacs, des fossés, des ravines. Ils se font violence pour épouser la haine qui les habite, pour assumer ce goût de détruire qui les fauche comme du blé mûr. L’homme à abattre, c’est tout ce qui leur barre le chemin, ce qui se braque devant eux : « nous ne voulons pas vraiment cesser de vivre même si quelque chose émane de nous qui veut tout tuer, soit s’arrêter pour toujours, soit tout tuer d’une pensée si rapide et si chaude, soit se jeter dans la rivière et couler, soit abattre tous les arbres du revers de la main. » Et la relation à l’autre n’est pas épargnée par cet incendie, elle disparaît en même temps que les raisons de vivre, et va rejoindre les ruines de ce camp de chasse fantôme : « Rien de ce que je décris n’existe en ta présence, parce que tu touches aux autres. Ce qui te suit pendant ta traversée de mon côté, c’est terrible. Même l’eau ne peut laver ça. » Oubliez la réconciliation. Chien de fusil, ou comment se défaire du corps encombrant des autres. C’est Mélusine à l’instant du troisième cri.

 

Rose en éclats

Deux mots, enfin, sur une autre parution chez le Quartanier, éditeur qui ne s’était pas mêlé de poésie depuis un certain temps. C’est le troisième recueil d’Annie Lafleur, intitulé Rosebud en référence au célèbre dernier mot du personnage de Charles Foster Kane dans le non moins célèbre film d’Orson Welles, Citizen Kane. Après Prolégomènes à mon géant et Handkerchief (tous deux parus au Lézard amoureux), où s’affirmait déjà une voix originale nourrie à l’abstraction et à la fulgurance des images, ce nouveau livre vient jeter les bases d’un art poétique plus concis, presque chirurgical, où les images se tiennent en équilibre entre deux gouffres aussi coupants que des rasoirs. La référence au Rosebud de Welles, symbole même de la perte de l’innocence et du regret, semble jouer ici le rôle d’un catalyseur d’analogies dont la plupart achoppent aux frontières d’un objet qui se dérobe à la dernière minute : « une île lourde déchire la ligne d’arrivée. »

Saisis à froid d’un monde à la fois commun et tenace, vicieux et fébrile, les poèmes de Rosebud s’épuisent rarement au premier coup d’œil, et recèlent des prismes d’yeux qui en multiplient les couleurs : « Ta tasse fêlée je la casse/liant morve et crachat/à l’ombre de ta langue/tapie dans un coin ». C’est Mélusine à l’instant du quatrième cri.

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