Au cœur du monde

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C’est un vieux fantasme. Tout écrivain rêve d’épuiser un lieu, l’instant d’une journée. De décrire la vie qui s’y trouve sous tous ses angles, comme un kaléidoscope tournant sur lui-même à l’intérieur de sa pensée, captant la lumière et la diffractant en autant de prismes de visions. Le plus monumental achèvement, en ce sens, demeure Ulysse de l’écrivain irlandais James Joyce, un pavé de 800 pages qui, d’une couverture à l’autre, trace le portrait du 16 juin 1904, une journée comme les autres dans l’étang noir dublinois. Georges Perec, autre farceur notoire, s’installa un jour au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, pour prendre compulsivement en note tous les faits et gestes qu’il observait autour de lui. Sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien n’est pas une lecture agréable, mais expérimentale au sens fort du mot. La science de cet oulipien s’impose comme un art de la futilité élevé au rang d’expérience métaphysique.

En 1957, Guy-Ernest Debord trace son Guide psychogéographique de Paris, une carte de la ville morcelée pour mettre en valeur les différentes unités d’ambiance proposées par les lettristes de cette époque. Des flèches indiquent même la direction naturelle entre deux ambiances, qu’elle soit due à la présence d’une côte ou d’un cul-de-sac où se cache la buvette la plus salutaire. Les lettristes d’aujourd’hui, encore nombreux, oscillent entre formalisme à outrance et slam tautologique. Ils n’ont plus le cœur d’aller vagabonder en ville pour déterminer les lignes de force de la vie citadine. Seuls quelques rares oiseaux coulent encore leurs jours et leurs nuits entre deux repères sacrés, entre deux terrains vagues sans conquête possible.

Le nom d’Arun Kolatkar m’était totalement inconnu jusqu’à cet été, quand sa traductrice m’a fait parvenir Kala Ghoda. Poèmes de Bombay. Édition bilingue de cette œuvre charnière, écrite en anglais, par un poète indien que nous devrions tous avoir honte de ne pas connaître, le livre est resté un certain temps parmi d’autres qui s’empilaient à mesure que l’automne déversait son flot de nouveautés, au grand péril de mon intérêt. Et l’attente en a valu la peine : alchimiste de l’ordinaire, pour reprendre l’expression que Laetitia Zecchini utilise dans sa préface, Kolatkar se trouve à la croisée des chemins dans un siècle d’outrances où l’idée même de continuer à écrire des poèmes fait l’objet de débats. Contrairement à nombre de ses contemporains pour qui la poésie n’est qu’un simple art au même titre que la poterie, Kolatkar ne la limite pas aux seuls poètes. Pour lui, la nature transgressive de la poésie ne permet pas de la cantonner dans de strictes frontières, pas plus que de la professionnaliser. Que les tristes versificateurs s’accrochent à leurs prestigieux prix. Pendant ce temps, des alchimistes comme Arun Kolatkar continueront de sonder le théâtre des rues à la recherche de l’or véritable de l’esprit.

La pierre d’assise mouvante de ce théâtre, l’œil de l’ouragan à l’intérieur duquel ces vies passent et disparaissent dans des éclairs faits d’odeurs et d’éclats, est ce « Petit déjeuner à Kala Ghoda » auquel le poète nous convie avec la grâce d’un rayon de lumière dans une flaque d’eau où trois enfants viennent de sauter à pieds joints pendant que la vieille du carrefour monte sa bicoque. Une épiphanie se construit alors lentement autour d’un personnage tout simple : Annapoorna, qui installe sa cafétéria éphémère sur cet îlot urbain, Kala Ghoda, dont Kolatkar a passé sa vie à observer les trajectoires de sa table habituelle du Wayside Inn, son café de prédilection.

« Toutes les âmes affamées, les âmes sans-logis,/dans un rayon d’un mille autour de l’îlot/gravitent aussitôt vers elle/pour recevoir le sacrement de l’idli,/pour oindre leur palais/de sambar,/pour, à chaque jour nouveau, célébrer/la séduction et la mise à mort/du démon de la faim. »

L’idli, petit gâteau salé typique de l’Inde du Sud, et le sambar, dans lequel on le trempe, sont les deux personnages principaux de ce tableau vivant. Ces deux ingrédients sont le lien qui unit le prince au mendiant, le lot commun de tous : Annapoorna, Notre-Dame-des-Idlis, distribue le remède contre la faim. Approchez, approchez. Le jour se lève sur les sept îles de Bombay.

Le chien jaune de l’aveugle fait sa danse, le Bouddha rieur n’est pas arrivé. Nous cherchons Démosthène qui, harangue sur harangue, défend les gens du peuple contre la démolition perpétuelle de leurs quartiers. Kolatkar écrit des poèmes mondes où l’appropriation à chaud de toutes les singularités chatoyantes d’un matin comme les autres nous permet de nous faire une meilleure idée de l’humanité qui, de Port-au-Prince à Bombay, de Paris à Johannesburg, se réinvente constamment dans la trame des jours qui forment son quotidien parfois insupportable. Personne n’a, mieux que lui, décrit le fonctionnement d’un instant avec un tel sens du rythme et de l’impossible finition du présent qui nous pousse à clore de force cette saisie de l’insaisissable : « Lorsque ses doigts de fée parcourent la chevelure,/égrenant arpèges de poux/et mélodies de lentes,/lorsque les bracelets tintent légèrement au-dessus de lui,/il part à la dérive et rêve/qu’il se dissimule dans une grotte moussue/derrière une cascade aux mille et une fables,/au piège de ses arcs-en-ciel,/et qu’il entend les chiens policiers aboyer au loin. »

Cette fille « qui ressemble à un bâton de cannelle » et qui joue dans les cheveux de son amoureux tout juste sorti de prison, qui fait danser les poux dans les cheveux de son voyou, vit sous nos yeux grâce à l’art de Kolatkar. Cet art subtil et riche est celui de la précision chirurgicale, de l’image arrachée à un théâtre, le carrefour de Kala Ghoda, dont les tableaux sont aussi variés et bordéliques qu’un dépotoir dans lequel la poésie creuse des merveilles comme ces tunnels qui nous permettent d’aller voir à l’autre bout du monde pour se retrouver soi-même. C’est la seule façon d’échapper à une identité monolithique, pire ennemie de toute poésie.

 

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