Êtes-vous du type bureau de travail rangé ou chaos contrôlé? Désordre complet, peut-être? Personnellement, j’aime les espaces surchargés où les cernes de café impriment sur le bois des formes insolites, quasi ésotériques, où les surligneurs en pagaille créent des arcs-en-ciel inattendus tandis que les piles de livres se hissent comme des Babel précaires vers le plafond.

Les protagonistes de Méduse, Abîmes et Servitude, les trois ouvrages que je vous propose dans cette livraison préhiver des Libraires, répondraient sans doute à ma question : « Désordre complet ». En effet, ils portent tous le chaos en eux, l’engendrent à leur façon.

La narratrice de Méduse, sixième roman de la talentueuse Martine Desjardins, n’est rien de moins que « la manifestation du chaos primordial ». L’héroïne, surnommée Méduse, possède un regard capable de pétrifier sur-le-champ les hommes et d’horrifier les femmes. Depuis l’enfance, Méduse est contrainte de se déplacer voûtée, les yeux voilés par son abondante chevelure en torsades afin d’éviter de tétaniser à mort qui que ce soit. Jusqu’au jour où ses parents se lassent des « difformités » de leur fille et la confient à un institut pour les adolescentes disgracieuses dans lequel « on enferme les monstres de [s]on espèce ». Mais Méduse surpasse ses consœurs en tares physiques et se retrouve servante entre les murs du lugubre bâtiment, érigé aux abords d’un lac insondable où pullulent les méduses venimeuses. La jeune femme tente bientôt de s’enfuir en compagnie de Suzanne, l’une des pensionnaires, échouant toutefois dans son entreprise. Néanmoins, le père de Suzanne la recueille, l’emmène en navire avec lui. Mais les pupilles de Méduse deviennent voraces, avides de crimes. La jeune femme laisse de plus en plus la dévastation dans son sillage, encore et toujours marquée « par une fatalité aux échos mythologiques ». Trouvera-t-elle son Persée pour lui trancher la tête comme dans le récit traditionnel grec? Sera-t-elle apte à affronter le chaos de son propre reflet?

Martine Desjardins fait montre de sa virtuosité coutumière dans Méduse, qui met en relief sa maîtrise du style. L’intrigue s’aventure avec succès du côté de l’humour noir, à l’image du roman précédent de l’écrivaine, La chambre verte. Sa prose ample, hardie — pour ne pas dire harpie —, a le goût du plus exquis des poisons, celui auquel on a envie de s’habituer. La mithridatisation, vous connaissez? Il s’agit de consommer graduellement des quantités croissantes de substances toxiques afin de développer une immunité envers celles-ci. Méduse est semblable à un poison dont on redemande, somptueuse ode à la mithridatisation.

La musique du groupe L’Abyme produit le même effet sur Frédéric dans le roman Abîmes, de Jonathan Reynolds, auteur de nombreux ouvrages fantastiques pour les adultes et le jeune public. Frédéric devient rapidement obsédé par les pièces de cette formation énigmatique, dont il a entendu parler au magasin métal le Pentagramme, où il travaille. À la suite du premier spectacle du trio, Frédéric devient différent, replié sur ses propres abysses intérieurs, « prisonnier des résonances monstrueuses ». Il faut dire que L’Abyme compose une musique qui évoque le chaos primordial, des sonorités brisées, accords fracassés qui courtisent le néant. Les membres du trio paraissent vieillir chaque fois qu’ils montent sur scène, pourrir littéralement devant les yeux des spectateurs, abandonnant sur leur passage odeurs rancies et souvenirs de cataclysmes.

Simon, nouvellement engagé en tant que roadie du groupe, découvre que les musiciens de L’Abyme portent bel et bien le chaos en eux, plus précisément sous la forme de la Cloche ancestrale. Frédéric a entendu son appel, ainsi que son ancienne compagne, Violette. Simon, Frédéric et Violette sont invités à s’abîmer dans cette musique cassée qui les réclame du fond des décombres de Saint-Jean-Vianney (village fantôme du Saguenay partiellement détruit en 1971 par un glissement de terrain). Qu’est-ce qui se cache dans la terre renversée, au creux de ce gouffre au sol instable? Mais surtout : comment accueillir en soi les résonances de la débâcle?

Rappelant Au rendez-vous des courtisans glacés, de Frédérick Durand, avec sa quête d’une vidéo infernale par l’entremise de forums et de réseaux marginaux, Abîmes est un hommage senti à la musique métal que l’auteur affectionne. Le récit nous convie à écouter les « plaintes interminables qui meubl[e]nt nos nuits », à habiter près du précipice. Magnétique, le livre vibre à la manière d’une couleuvre venimeuse, prête à se tordre pour mieux mordre. Et comme dans Méduse, on redemande du poison noir.

La morsure est plus chatoyante dans Servitude, de Raphaëlle B. Adam, recueil de nouvelles qui présente une jolie courtepointe de chaos. Nous sommes à Riverbrooke, ville-mirage et fluctuante qui ne figure sur aucune carte, « monstre avide de prendre et de se distordre ». Riverbrooke qui séduit souvent le promeneur de sa fausse lumière, à l’égal du serpent de la Genèse… ou de la chevelure de Méduse, qui compterait ici dix-sept reptiles dans sa crinière pour autant de textes.

Les zones d’ombres pulsent dans les pages de cette œuvre, hantent les personnages aux prises avec un chaos qu’ils ne peuvent s’empêcher d’engendrer. Une demeure magnétise les passants pour mieux les cannibaliser (« La maison verte »), un concierge est prêt à tuer pour rester auprès du fantôme qui donne un sens à ses nuits (« La femme qui soupirait »), un manoir incendié empoisonne la mémoire (« Le domaine M. ») ou un défilé de mode montre une mannequin drapée de méduses comme « si son corps entier eût été un fragment d’océan abyssal » (« Ardat-lilī »)… La réalité est trompeuse dans Servitude, parfois paisible à première vue, mais indubitablement de toutes les couleurs de l’illusion. Ce sont dans les fissures les plus délicates du quotidien que se dissimulent les faux-semblants, que tintent les acouphènes du réel. Ils invitent à servir le glas, à nourrir Riverbrooke, la ville-imposture, au même titre que la Cloche ancestrale ou les difformités de Méduse.

Premier livre de Raphaëlle B. Adam, Servitude expose avec éloquence l’impressionnante puissance d’évocation de l’autrice de la relève. L’écriture, musicale, incarnée et précise, nous charme et nous conquiert, nous enfermant dans le labyrinthe mordoré et savamment tissé du recueil. Sitôt captif, nous ne pouvons nous extraire de ses pages envoûtantes comme un parfum assassin. Raphaëlle B. Adam est une jeune écrivaine sans contredit à suivre, dont le nom résonnera longtemps, à l’instar de la Cloche ancestrale.

Entendez-vous les froissements des serpents de la chevelure de Méduse? Le chaos est en marche, sur mon bureau, dans les miroirs et mes disques métal, partout, autour. Espérons — peut-être — que l’hiver saura le pétrifier.

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