Qui n’a jamais subi d’insomnie à cause de la pression professionnelle? Senti les élancements de ses cernes, les tiraillements de la migraine? Et parfois, lorsque le manque de sommeil persiste, les hallucinations découlant de l’éveil prolongé? Le travail peut générer son lot d’incertitudes et d’angoisses. Les « entre autres pigistes » comme moi connaissent ces aléas (et avantages, dont écrire des textes en compagnie de son félin gris).

Mais ce stress n’est rien en comparaison avec celui que vivent les employés du roman Les agents, de Grégoire Courtois. L’ouvrage inaugure impeccablement « Parallèle », nouvelle collection du Quartanier consacrée aux littératures de l’imaginaire. N’étant autorisés à dormir qu’une poignée d’heures par nuit dans leur box blindé, les agents n’ont droit qu’à quelques pauses journalières (et rarement à des bonus pour récompenser leur zèle). Le bureau est leur vie, et « personne aujourd’hui ne se souvient du temps où les humains habitaient hors de leur lieu de travail, pas plus que des siècles reculés où le travail consistait en une activité quelconque ». Chaque étage de la tour est en guerre latente et perpétuelle. Plusieurs guildes coexistent dans les secteurs du bureau et s’attaquent pour s’emparer des box de bandes rivales. Les travailleurs périssent fréquemment au combat, aussitôt désintégrés puis relayés par de nouveaux arrivants : « Les agents naissent et meurent, et sont remplacés par d’autres agents depuis toujours et pour toujours. »

Nous sommes plus précisément au 122e étage du Quartier Sud, dans la tour 35S, qui totalise 300 niveaux, à l’instar des nombreux gratte-ciel environnants, d’une symétrie remarquable. Les résidents-salariés de l’édifice ne connaissent en guise d’horizon que cette moquette usée, ces bureaux cuirassés et ces baies vitrées derrière lesquelles s’élancent en souriant les défenestrés, libérés de la « seule activité, faite de noblesse et de passion, de sagesse et de raison, […] travailler ». Le sol hypothétique, enfumé, est invisible des cimes et affreusement redouté, car en bas, c’est la rue, où, clame-t-on, tout n’est que barbarie. C’est pourquoi les membres de la guilde de défense du 122e étage poursuivent leurs tâches avec régularité. Ce groupe excentrique comprend une artiste sadomasochiste et chirurgienne, Clara, un nouveau venu fantasque et particulièrement curieux, Hick, un illuminé qui s’est amputé les orteils et oriente ses actions à l’aide d’un calendrier prophétique, Théodore, ainsi que le « couple » Solveig et Laszlo, elle, obsédée par l’absence de pilosité, lui, par sa caméra. Un conflit sans précédent se fomente à l’étage, et la guilde doit être prête à contre-attaquer… ou à fuir.

Chef-d’œuvre indiscutable, Les agents s’inscrit dans le sillage de romans totalitaires canoniques tels que 1984, Le meilleur des mondes et La servante écarlate. L’intrigue, intelligente et réfléchie, est découpée en une multitude de fragments. Le livre se positionne naturellement dans la lignée des récits dystopiques qui marquent la mémoire, l’époque, de manière durable.

La fatalité du travail, souverain, tout-puissant, pulse également dans chaque page du second ouvrage de l’écrivaine danoise Olga Ravn, Les employés. Le titre de cette histoire racontée par fragments n’est pas anodin puisque, comme dans Les agents, les salariés demeurent sur leur lieu de travail, le six millième vaisseau. Nous sommes à des millions de kilomètres de la Terre, près d’une planète habitable, sur laquelle s’étend l’éblouissante vallée de La Nouvelle Découverte. Des objets énigmatiques ont été trouvés dans cette dépression verdoyante aux parfums persistants. Sont-ils vivants, inanimés? Sortent-ils de « nos rêves, ou d’un passé lointain […] enfoui en nous comme un souvenir muet »? Les travailleurs chargés de veiller jour et nuit sur les artéfacts entreposés dans le vaisseau se contredisent. Certains affirment que les objets communiquent par les odeurs. D’autres, qu’ils bourdonnent.

Les perceptions varient selon les dépositions des humains et des ressemblants, êtres synthétiques nés en cuve parmi les étoiles, « à moitié humain[s], fait[s] de chair et de technologie ». Les buts des témoignages sont de « donner un aperçu du travail quotidien sur place et [d’]examiner à quelles influences possibles les employés ont pu être exposés ». Ces rapports sont précieux pour comprendre ce qui a conduit l’équipage à sa chute… L’écriture chatoyante d’Olga Ravn est de la couleur de l’acier et des banquises. Sa prose poétique s’impose telle une œuvre d’art étrange, d’une beauté qui a les reflets émouvants des glaces éternelles.

La Terre étant à jamais hors de portée pour les employés du vaisseau, cumuler les heures supplémentaires parmi ces objets insolites et bourdonnants sera-t-il suffisant? Peut-être en ralliant de temps à autre la neige de la vallée. Mais quand la glace prend source à l’intérieur même des veines, comment échapper au givre?

Le givre est partout dans Soleil de glace, de Carl Rocheleau, qui dépeint un Québec futuriste, enclave arctique paralysée depuis huit ans par l’Hiver éternel. Survivre dans cette ère polaire est un travail de chaque instant. Le roman présente un groupe de locataires de l’édifice l’Aquilon qui se dirige vers Jacksonville, où, raconte-t-on, la température est plus clémente que dans « la cité des glaces ». En plus, l’Aquilon fut la proie d’un incendie sous les yeux de Summer, petite-fille autiste, albinos, « aussi froide que l’hiver qui l’a vue naître ».

Plusieurs années plus tard, Summer, devenue jeune femme, ainsi que son père Benoit prennent la route avec les survivants de l’Aquilon : Gérard, qui a volé l’identité du propriétaire du bâtiment et conduit l’autoneige, le médecin Olivier et le cuisinier non-voyant Mirale, accompagné de Neige, son husky. La migration est longue et hasardeuse : les congères ont recouvert les chemins, les lampadaires sont éteints, et les brigands pullulent aux abords des forêts ensevelies. Bientôt, les voyageurs font la rencontre d’un couple, Nicolas, grave dépendant de memini (une drogue fortement addictive), et Valérie, enceinte. Cette dernière accouche dans « le souffle blanc de l’Hiver », aidée par ses complices de fortune, dont Summer, qui se révèle excellente dans son rôle de grande sœur. Serait-il possible de « trouv[er] une famille en plein cœur de l’Hiver éternel »? Sur cette route immaculée comme la peau laiteuse de Summer, les périls sont multiples, chacun doit redoubler de prudence et veiller à accomplir ses fonctions… aussi longtemps qu’il réussit à survivre.

Carl Rocheleau fait frissonner le lecteur à maintes reprises dans Soleil de glace, roman imprévisible, à l’atmosphère transie. Le récit est traversé par la poésie de Baudelaire, qui rythme les escales des personnages, solidement construits. L’auteur nous fait entrer à l’intérieur de psychés kaléidoscopiques, tels les scintillements de la neige à minuit.

Vous aimeriez poursuivre la route en territoires de frimas? Pourquoi ne pas ensuite découvrir le somptueux Hivernages, de Maude Deschênes-Pradet (XYZ, 2017), œuvre gagnante de la troisième édition du prix Horizons imaginaires? Ou encore, pour celles et ceux qui auraient envie de « travailler à temps double », le magistral et percutant collectif Au bal des actifs (La Volte, 2017), recueil glaçant sur les devenirs possibles du marché de l’emploi. De quoi nourrir sa pile d’ouvrages à lire en 2020. Bonne année, de l’imaginaire, de la chaleur et un box bien blindé!

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