J’avais 15 ou 16 ans lorsque j’ai vu pour la première fois le tableau Le radeau de La Méduse de Théodore Géricault. Comment ne pas être saisie devant la scène anthropophage représentée sur la toile? Durant l’été 1816, les survivants de la frégate La Méduse se sont en effet entredévorés sur un radeau de fortune, tandis que les vagues du large les cernaient. Plus près de nous, Anticosti possède également son cannibale. Après le naufrage du Granicus en 1838 dans le secteur désolé de Pointe Heath, un homme a décidé de se constituer un garde-manger avec les rescapés…

Et si ces pratiques étaient banales? C’est l’une des prémisses de Les griffes et les crocs de Jo Walton, qui met de l’avant des dragons friands de chair à écailles. L’écrivaine montréalaise fait montre d’une étonnante inventivité, malgré un projet qui peut paraître caricatural au premier abord.

Nous sommes en effet dans une société victorienne stricte, parmi des dragons aristocrates qui agissent comme des humains. Pour eux, « le changement est un phénomène aussi lent et régulier que l’érosion des montagnes ». Mais les cracheurs de feu qui se contentent de bœufs et de moutons sont condamnés à mesurer sept pieds. Puisque la taille d’un dragon favorise la noblesse, certains n’hésitent pas à déguster leurs domestiques et leurs proches.

Une tradition a la « dent tenace » dans ce royaume : celle de se partager le cadavre de ses parents après leur mort, car c’est « la nourriture de l’âme et du ventre ». Ce rituel testamentaire se trouve au centre du conflit qui oppose les cinq enfants Agornin : Berend, épouse du cruel Daverak, presque aussi carnassière que lui, Penn, prêtre rigoriste, Avan, citadin épris de justice et les deux sœurs de couvée Haner et Selendra, dragonnelles prêtes à faire leur entrée dans le monde. Du moins, les sœurs le seront quand elles auront avalé leur juste part de viande paternelle, comme le veulent les coutumes reptiliennes : « Nous sommes tous des êtres libres, et nous espérons tous, en temps et en heure, pouvoir manger nos parents, afin de croître comme tous les dragons devraient croître. »

Inspiré par les romans victoriens d’Anthony Trollope, Les griffes et les crocs pastiche les fictions aristocratiques de l’époque avec éloquence et humour… par le biais de dragons anthropophages imbriqués dans des intrigues maritales et sociétales. Délectable, le récit de Jo Walton est un projet unique qui allie aventure, amusement… et dévoration!

Le souci de se nourrir (coûte que coûte) se décline également dans Dévorés, premier livre de Charles-Étienne Ferland, qui s’inscrit dans le courant en vogue des romans postapocalyptiques. L’un des talents du jeune écrivain est de décrire la nature des guêpes qui assaillent le globe. Insatiables, ces immenses hyménoptères issus du centre de la Terre ingèrent ressources agricoles et êtres humains. Jack et ses amis/colocataires, Frank, Maddie et Chad, réussissent à subsister dans un appartement montréalais grâce à un mode de vie nocturne. Car les prédateurs ailés chassent pendant le jour, « dès que le soleil se l[ève], des nuées de guêpes affamées s’accapar[ent] les villes fantômes ».

Rares sont ceux qui ont survécu dans ce Québec en ruine, où des ruches colossales bourdonnent au milieu d’anciens boulevards et où les rescapés se disputent les denrées restantes dans des conditions misérables. Malgré cela, Jack s’accroche à un espoir, à la possibilité d’une île épargnée par l’invasion, sur le lac Ontario. C’est là que sa famille se serait réfugiée, dans cette réserve faunique « isolée et inhabitée, d’aucun intérêt pour les guêpes, [qui] pouvait […] être le havre mythique qu’il espérait ». Mais avant de se hasarder à la rejoindre, Jack va essayer de comprendre la nature des guêpes anthropophages ainsi que leurs mutations… Les passages dans le laboratoire du docteur Wallace (qui étudie la nouvelle espèce dominante) constituent de délicieux moments de Dévorés, qui narre une apocalypse plutôt originale dans une métropole aux prises avec la huitième plaie d’Égypte. Comme les guêpes, les rescapés « ont faim […]. On ne devrait pas sous-estimer des gens affamés qui n’ont rien à perdre ». Et Jack et ses amis sont prêts à maints sacrifices pour survivre, se nourrir.

Il en est de même pour Caroline, mère de deux jeunes garçons dans Le potager de Marilyne Fortin. Une mère n’est-elle pas disposée à braver bien des dangers afin d’alimenter les siens, même lorsqu’un virus mortel, semblable à l’épidémie d’Ebola, a décimé les deux tiers de l’humanité? Nonobstant cette pandémie, une certaine quiétude règne – du moins au début – dans la banlieue où évolue la petite famille, puisque « dans tout ce malheur, ils en avaient de la chance! Il ne fallait pas l’oublier ».

L’une des voisines de Caroline a l’idée de diversifier les ressources alimentaires en conviant les habitants du secteur à entretenir un potager collectif. Après tout, les centres de distribution n’ont presque plus de denrées… C’est pourquoi il faudra défendre le périmètre cultivé, y mettre des surveillants armés, le potager étant « une richesse inestimable en ces temps difficiles. Une richesse qu’il nous faut protéger à tout prix ». Inévitablement, la faim impérieuse peut entraîner des pulsions inavouables. Avez-vous déjà marché dans une grande ville pendant une panne d’électricité, une nuit de nouvelle lune? Le silence relatif et l’obscurité complète semblent tout à coup favoriser les actes criminels…

Pouvons-nous jurer que nous demeurerions « civilisés » après un effondrement, parmi nos quartiers incendiés? L’idée du cannibalisme n’effleurerait-elle pas, outre les dragons victoriens, des colocataires montréalais faméliques ou une mère dont les enfants sont en pleine croissance? À l’image des affamés du Potager, « réduits à la famine, à l’exil, ces humains déchus avaient adopté le comportement des loups et en avaient presque calqué les comportements et l’odeur ».

Touchant, le second roman de Marilyne Fortin offre une fin du monde douce et teintée d’espérance, laissant présager qu’il existe d’autres options – plus alléchantes – que celle des naufragés anthropophages du Radeau de La Méduse. Soudain, il devient possible de vouloir rejoindre sa famille à la campagne et de s’éloigner de la civilisation, comme le tentent souvent les fugitifs des histoires de morts-vivants.

Après tout, les méduses ne sont-elles pas immortelles?

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