Une enfance passée près d’une forêt marque de manière durable. La petite fille en moi se souviendra toujours des sentiers sylvestres, parfois empruntés candidement en pleine saison de chasse. Des montagnes qui, de leur sommet, donnaient l’impression de gorges sans fond tant elles étaient vertigineuses. De temps à autre, des ruisseaux, amorces de rivières, émergeaient lorsque je pistais une bête sauvage. Ces « chemins qui marchent » menaient à un océan lointain, à l’une des sept mers. Je le savais.

Le personnage principal du roman Sauvage, de l’Alaskienne Jamey Bradbury, est capable de lire (et bien mieux que moi!) les tracés des animaux et des cascades. Née dans une région reculée de l’Alaska, Tracy Petrikoff possède un don pour comprendre les bêtes. Ce talent est héréditaire : sa grand-mère et sa mère pouvaient, comme elle, boire l’existence des êtres au sang chaud. En s’abreuvant de la substance vitale de ses petites proies, Tracy capte leurs souvenirs, leurs pensées. Plus troublant, lorsqu’elle goûte la blessure d’un humain (une coupure, par exemple), Tracy accède aux préoccupations récentes de la personne en question. Mais, avant de mourir, la mère de Tracy lui a interdit de boire ses semblables. La tentation est toutefois grande pour la jeune femme, seuls ses huskies — elle a « toujours su lire dans les pensées des chiens » — échappant à sa convoitise. Il faut dire que Tracy est une musher (meneuse de chiens) aussi passionnée que douée, à l’instar de son père, qui a cessé de compétitionner après le décès de sa compagne.

Néanmoins, la soif se fait fortement sentir à l’égard de Jesse, le locataire du cabanon, qui travaille au chenil familial. Ainsi, presque chaque nuit, Tracy sort boire des vies, intégrer en elle le « sauvage » — « on ne peut pas fuir la sauvagerie qu’on a en soi » — jusqu’à commettre l’irréparable…

Œuvre fantastique aux accents criminels, Sauvage invite à visiter l’intérieur des terres alaskiennes, là où il est possible de marcher pendant des heures dans le blizzard sans rencontrer quiconque. Le premier livre de Bradbury, un roman d’apprentissage saisissant, est éblouissant de maîtrise, de sensibilité. La férocité si naturelle, chasseresse, de l’héroïne est touchante, compréhensible, même dans ses manifestations les plus cruelles. L’écrivaine dépeint avec soin le territoire, y campe des personnages aussi grandioses que les paysages de l’Alaska (qui m’accueillera de nouveau dans quelques jours, au moment où je rédige ces lignes, j’ai hâte). De quoi donner envie de s’amuser à courir avec les lièvres et les renards de l’enfance!

Émeraude Pic, personnage principal d’Aquariums, seconde publication de J. D. Kurtness, poursuit également une quête animalière, qui prend ses origines dans les balbutiements de son existence. Fillette, Émeraude se passionnait déjà pour les microscopes, l’étude des êtres vivants. Il était donc naturel qu’elle explore, une fois adulte, les régions nordiques en tant que biologiste spécialiste des écosystèmes marins complexes. Elle travaille non loin de l’Alaska, dans l’océan Arctique (quand je vous disais que tous les chemins conduisent immanquablement aux sept mers). L’équipage du Charlie Chopine a plus spécifiquement pour objectif de « reproduire l’écosystème arctique, comme on l’a fait pour celui des tropiques ». Cependant, la mission polaire est vite perturbée : dans un futur proche, le virus de la rage a muté, ravageant la majorité de l’humanité. À bord de leur navire pour recenser la faune et la flore quasi décimées des eaux hyperboréennes, Émeraude et ses collègues patientent, angoissent. Ils ne sont pas les seuls à appréhender la situation : c’est le cas d’Henri, ami d’Émeraude allergique au moindre rayon de soleil, ainsi que des requins et des baleines faméliques, dont nous connaîtrons les pensées inquiètes. Pendant ce temps, en pleine pandémie, le premier Terrien marche sur le sol rougeâtre de Mars…

J. D. Kurtness montre de manière impressionnante sa maîtrise des voix multiples. L’écrivaine connaît visiblement le milieu marin et l’Arctique, qu’elle décrit avec une puissance d’évocation frappante. Le regard porté sur la nature par les personnages est de surcroît d’une grande acuité, pulsant de vie comme dans Sauvage de Bradbury. Roman de science-fiction mâtiné de fantastique, Aquariums présente une succession de vignettes vibrantes, au ton tantôt humoristique, tantôt dramatique. Car il faut bien survivre à l’apocalypse, n’est-ce pas?

Les habitants de Saint-Euxème (Lac-Saint-Jean) sont convaincus, dans Le truc de l’oncle Henry, d’Alain Gagnon, que l’apocalypse est arrivée — ne cherchez pas comme moi Saint-Euxème sur une carte, il s’agit d’une ville fictive. En effet, depuis qu’un projet de barrage a été mis en branle sur le site de la gorge des Conscrits, des hurlements retentissent et les disparus s’accumulent. On chuchote d’ailleurs que « la gorge des Conscrits est si profonde, si vaste qu’elle pourrait contenir toutes les eaux de la Terre ». Un fils égaré quinze ans auparavant revient aussi au bercail en ânonnant une série de nombres mystérieux. Et d’étonnants monstres évoquant le Sasquatch chassent dans les environs. Enquête alors Olaf Bégon, le chef de la Sûreté municipale de la région d’Euxémie (une création du regretté Alain Gagnon, qui était fasciné par les explorateurs de jadis et considérait le territoire imaginaire qu’il avait inventé comme une réalité « parallèle où l’étrange s’érige en norme »). Mais il s’avère que la gorge des Conscrits, cette « nature encore sauvage avant l’inauguration du barrage », est un lieu de passage qui relève de la mythologie ancienne. Du temps où le merveilleux habitait sommets et forêts… A-t-on ramené en surface le sauvage? Ce qui s’abrite au plus bas des abîmes? Je n’en dis pas davantage sur ce récit au suspense certain, sinon que, pour découvrir en quoi consiste le fameux truc de l’oncle Henry qui donne son titre au roman, il faudra lire l’ouvrage. Cette histoire aux tonalités ludiques est une façon intéressante d’aborder l’Euxémie, une porte d’entrée vers un espace parallèle insolite, aux personnages vifs et bien nommés (j’aime tant les prénoms tels Olaf, Urielle, Markita…). Êtes-vous prêts à arpenter les bois aux abords de Saint-Euxème, en sachant que « si vous vous y perdez et si vous avez assez d’énergie, vous pouvez vous ramasser au pôle Nord »?

Pour ma part, mon sac à dos est bouclé, et je suis décidée à me laisser guider au hasard des pistes, loin des pandémies. À affirmer, comme la narratrice de Sauvage : « J’ai appris à lire la forêt avant d’apprendre à lire les livres ». Lire les deux, n’est-ce pas l’idéal? Épousons le sauvage, ici, en Alaska et par-delà l’Arctique, en Euxémie, au fil des montagnes rugissantes et des rivières étranges.

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