Nous avons toujours habité le miroir

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Qui n’a jamais observé le reflet de son visage sur la surface d’un lac? Brouillés par les ondoiements du liquide, nos traits nous paraissent parfois étrangers, inhabituels. Ce miroir trouble chercherait-il à nous rappeler que « toutes les eaux sont couleur de noyade » (Syllogismes de l’amertume, Emil Cioran, Gallimard)?

Les protagonistes de la saisissante scène d’ouverture de Wild Fell de Michael Rowe veillent à préserver la mémoire qui se tapit sous les eaux assassines. Bourgade peu fréquentée de l’Ontario, Alvina (et sa bien nommée Blackmore Island) est l’hôte d’une de ces légendes qui naissent « en bordure d’endroits devant lesquels les autres gens ne font que passer, en route pour ailleurs : par un cri dans le noir et un demi-siècle de patience ». Un soir d’été de 1960, Sean et Brenda, au début d’une relation amoureuse, envisagent d’aborder l’île où trône Wild Fell, richissime demeure prétendument hantée. Les jeunes adultes périront noyés, Sean emporté parce que « sa présence avait été annulée » tandis que Brenda est asphyxiée par un linceul de papillons de nuit.

Wild Fell, maison de la famille Blackmore, est au centre de cette malédiction qui transcende les époques. Rappelant de temps à autre l’ensorcelant Nous avons toujours habité le château de Shirley Jackson, l’ouvrage de Michael Rowe propose davantage qu’une balade fantomatique parmi les ruines. Tel un miroir qui finira inévitablement fracassé en éclats, Wild Fell esquisse, fragment par fragment, un tableau des effets de la cruauté.

Le roman instaure un jeu entre le visible et l’invisible, sur ce que l’on accepte de voir dans la glace et ce que l’on cache à son propre regard. Amanda (ne dit-on pas que le cyanure a un goût d’amande?) est ainsi la petite fille maligne et sans âge qui habite le miroir de Jameson « Jamie » Browning. Jameson souhaite devenir le premier propriétaire de Wild Fell depuis des décennies, à la suite des Blackmore, tous quatre décédés sur l’île, la plupart dans des circonstances énigmatiques (le père a notamment été tué par des guêpes). Mais Jameson Browning porte en lui des souvenirs douloureux, comme autant d’ombres qui l’entraînent vers les eaux aux reflets scintillants. Du brun au noir (attardez-vous à l’onomastique), il n’y a qu’un pas, qu’il suffit de traverser vers la nuit. « Je te retrouverai toujours », scande après tout Amanda, l’amie imaginaire de Jamie, son « amiroir », tel que l’enfant la nomme avant que s’effrite l’innocence. Dès lors, ne va-t-il pas de soi que les miroirs remplacent les portraits dans le manoir des Blackmore?

Frêle passerelle entre le passé et le présent, qui deviennent ici pluriels, Jameson comprendra peu à peu que « c’est ce miroir [qu’il] habite, pas les autres » et quels rôles jouent les papillons de nuit, messagers de l’oubli. Dans ce roman hypnotique, Michael Rowe propose une incursion glaçante en territoire d’Alice. Laissez-vous frôler par ces spectres qui tissent autant d’atmosphères maîtrisées, suivez les voix aux inflexions cruelles qui chuchotent dans la pénombre : « Nous sommes le fantôme ».

Nous avons toujours habité le miroir.

La cruauté distille habilement son reflet aveuglant dans l’onirique La maison des épreuves de Jason Hrivnak, livre dont la seule illustration de couverture suscite chez celui qui s’y mire un effet de vertige (est-ce la première « épreuve »?).

Le récit est construit en quatre parties, les trois dernières reproduisant une structure qui n’est pas sans évoquer les « Livres dont vous êtes le héros ». Mais il n’y a ni choix ni réelle victoire, seulement le constat de l’échec du narrateur, dont l’amie d’enfance (son Amanda à lui, en quelque sorte) vient de se donner la mort. Fiona, hantée par la maladie, a laissé en guise de lettre de suicide un extrait de leurs carnets de jadis, le « Terrain d’essai ». Il s’agissait pour les deux amis, enfants malheureux tel le Jameson de Wild Fell, de transcrire une forme d’exil dans un « lieu cauchemardesque, un endroit où d’épouvantables expériences étaient menées sur des sujets non consentants ». Cet exutoire ne suffit cependant pas à empêcher la mort prématurée de Fiona; c’est pourquoi le narrateur entreprend l’écriture de La maison des épreuves (sections I à III), un livre morcelé, rédigé pour lutter contre la tentation de traverser de l’autre côté. Car, comme l’homme l’explicitera dans son introduction, faisant ici écho à Jameson et à sa volonté d’avoir Amanda auprès de lui : « Je n’avais pas compris que même les liens les plus négligés peuvent perdurer au fil des ans comme quelque chose de latent dans le sang ».

La mémoire de fantômes, digne d’un imaginaire cruel d’enfant, sera ainsi convoquée en autant de fragments hallucinatoires impossibles à résumer, qui composent un labyrinthe de souvenirs, de songes, de vertiges. Mais aussi de désirs, à l’instar des lignes à haute tension sous lesquelles Fiona et son ami se promenaient, surplombés par les astres vibrants. La culpabilité du narrateur s’exprimerapar l’entremise d’une succession d’images incandescentes, qui forment un récit non linéaire (à l’égal du temps non linéaire des apparitions de Rowe) où maints échos résonnent, se répondent. Éclatent, telle la vision récurrente du miroir dans les sections I à III, qu’un protagoniste flou dispose « sur la surface de [son] bureau [avant de] fixe[r] longuement et intensivement [son] reflet ». Encore plus en péril, l’un des personnages anonymes de la Maison des épreuves, « quand [il se] regarde dans le miroir, [ne] voi[t] que sous [sa] peau le delta de [s]es veines naguère bleues […] désormais gris et légèrement lumineux ».

À travers ces miniatures en clair-obscur, Jason Hrivnak dépeint avec talent, audace et originalité les contrastes de l’existence réelle et chimérique. Son style poétique, subtil mais acéré, nous invite à une noyade nécessaire parmi les ombres et leurs reflets, à trouver refuge dans une « maison [qui] se dresse, seule, sur la rive d’un petit lac en forme d’amande ». Le désir s’inscrit en filigrane dans cet ouvrage essentiel, à la façon d’un visage jumeau qui se trouble sur les eaux. Ne reste qu’à s’incliner devant l’inévitable constat : « Le lendemain matin, quand vous contemplez la plage, vous découvrez un message tracé dans le sable. Il est écrit “Tu m’appartiens” ».

Nous avons toujours appartenu au miroir.

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