Littérature jeune

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On accuse souvent la science-fiction, et les différents genres qu’on lui associe, d’être de la « littérature pour jeunes », comme si c’était une insulte. Surtout dans la francophonie  – rejetons de Jules Verne et des intentions pédagogiques de son éditeur (mais quel enfant de dix ans est capable de lire Jules Verne aujourd’hui comme l’ont fait les jeunes lecteurs de l’époque?) –, un peu moins dans le monde anglo-saxon, Wells ayant été plus respecté de son temps – quoique ce ne fût pas pour les œuvres ayant immortalisé son nom. Mais a-t-on bien réfléchi à ce que « jeunesse » peut vouloir dire? L’enthousiasme, la générosité, la curiosité… la flexibilité? Doit-on vraiment lever le nez avec dédain si plusieurs des succès récents de librairie – aussitôt entérinés par des films, consécration suprême aujourd’hui… – sont des romans de SF étiquetés « pour jeunes »? Ne devrait-on pas se rappeler que Terremer, une des œuvres majeures d’Ursula K. Le Guin, auteure phare de la SF et de la fantasy, a d’abord été publié comme œuvre jeunesse et qu’il a été couronné par un prix dans cette catégorie?

C’est à tout cela que je pensais en lisant le dernier roman d’Yves Meynard, Les marches de la Lune morte. En effet, l’auteur a fait le pari de réécrire, pour les adultes, une série autrefois inachevée et publiée par un éditeur jeunesse (Médiaspaul). « Autrefois, la Lune était verte… », disent les contes de la Marche Orientale, où vit son héros adolescent, Sébastien, fils unique du margrave Szeleky et dernier d’une lignée prestigieuse remontant à un personnage légendaire nommé Loran, magicien puissant. Mais la magie s’est effacée depuis sur Terre, ne laissant qu’une ombre de ses pouvoirs anciens, comme les jouets qui ont accompagné l’enfance solitaire de Sébastien. À quinze ans, il s’ennuie dans le gigantesque château en ruines de ses ancêtres. Mais c’est là que frappe l’aventure : alors qu’il en explore une partie encore inconnue, il découvre une étrange porte. Et lorsqu’il la franchit, il se retrouve ailleurs. Sur la Lune. Point verte du tout, morte et désolée… mais habitée par de farouches guerrières, toutes pourvues de quelques pouvoirs magiques encore assez puissants, et qui survivent dans des forteresses sans cesse attaquées par les Ennemis.

On glisse alors de la fantasy à la SF, car ces créatures à l’aspect effrayant, entre l’organique et le technologique, sont visiblement des extrasolaires. Sébastien est passé par un des derniers portails établis entre la Lune et la Terre, qui lui servait autrefois de prison pour ses dissidents ou criminels. Pendant son premier séjour de « Lourd » parmi les Lunaires qui se méfient beaucoup de lui, il va en apprendre beaucoup sur ses propres origines. Tout ce qu’il désire, bien sûr, c’est retourner chez lui. Il y parvient une première fois, aidé par Loriel, une Lunaire plus curieuse et amicale. Ce n’est que le début des épreuves de Sébastien, qui est forcé de grandir très vite : son père est assassiné avant qu’il ne puisse lui parler de son expérience lunaire, et Loriel le ramène sur la Lune, où les Ennemis l’ont finalement emporté. Une des leurs, Tellon-Kheveren, mi-femme, mi-machine, mais qui imite physiquement les humains, veut le voir et tenter l’expérience avec lui, espérant ainsi comprendre la magie, qui échappe totalement à ses congénères. Mais la résistance s’est organisée chez les Lunaires…

Les marches de la Lune est un roman d’apprentissage et non un roman d’aventures « pour la jeunesse » – il ne faut pas confondre. L’étrangeté des Ennemis, leur altérité radicale, est des plus complexes – comme celle des Lunaires elles-mêmes, leur culture, leurs mœurs, leurs motivations. Sur la Lune morte, c’est l’Autre que Sébastien rencontre – y compris lui-même dans son rôle de nouveau Margrave – et c’est la manière dont il se débrouille qui le fait accéder à la maturité. L’écriture trompeusement simple, la résilience mélancolique du héros, l’absence de résolutions expéditives, que ce soit dans la défaite ou la victoire, la gravité générale du propos, en particulier sur la Lune à la faible pesanteur – ce n’est pas un clin d’œil, mais une thématique, comme les renversements du garçon « lourd », dominé par les femmes « légères », mais guerrières, ou de la Lune-mère à la Terre satellite-dépotoir –, m’ont souvent fait penser à Gene Wolfe, un autre auteur phare de la SF et de la fantasy. Simplicité ne veut pas dire facilité. Les autres références littéraires qui viennent à l’esprit se situent dans la même tonalité, que ce soit le Jack Vance de The Dying Earth pour la magie en voie de disparition ou Gormenghast de Mervyn Peake pour le château immense et fin de race…

 

Puisqu’on est dans la littérature « simple », je voudrais signaler rapidement ici la série « Les Gardiens de l’onirisphère » de Philippe Porée-Kurrer,bien qu’elle se situe dans un autre registre. Le premier tome présente un mélange curieux de science-fiction hautement technologique (on a deux IA qui s’affrontent dans notre monde), d’aventures (les héros « jeunes adultes » sont pourchassés par les agents d’une des IA, aidés par ceux de l’autre IA, souvent via cette autre onirisphère qu’est l’Internet), de fantasy (l’un des héros a au début du premier volume une rencontre avec une hamadryade, nymphe des arbres) et… d’à peu près tout le reste : l’onirisphère en question semble être un réservoir de memes situé dans un autre plan de la réalité plus proche de la théorie des cordes que de la magie. On a même du thriller avec les conspirations diverses des puissants cachés de ce monde. Un tel mélange ne devrait pas fonctionner – surtout brodé comme il est de dialogues et de détails scientifiques un peu pédagogiquement introduits parfois –, et, pourtant, il fonctionne! Il y a là une allégresse et une générosité du récit qui suscitent l’adhésion des lecteurs. L’écriture est simple, aussi, mais le propos ne l’est ement – il s’agit rien de moins que de définir l’humain. Un sujet qui soulève des questions dans tous les âges de la vie – si on est resté « jeune ».

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