Les classiques et les modernes

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Lorsqu'on a beaucoup lu un genre, on risque de devenir blasé. Mais cela permet aussi d'apprécier à leur juste valeur les variations et autres riffs sur un thème connu. Ainsi, c'est avec une inventivité des plus sympathiques qu'Uns, de Marie-Andrée Lamontagne et Philippe Borne, explore un motif classique: l'extinction de la race humaine.

Nous sommes condamnés à nous autodétruire dans relativement peu de temps. Cependant, un observateur persiste à penser qu’il y aurait quelque chose à faire là. Il recrute, au XIXe siècle, un Amérindien nommé Mountain, afin de lui donner une chance de sauver notre race tout entière (ironie discrète…). Après une longue préparation au contact, il lui confère une quasi-immortalité, le savoir et les moyens. Mais que peut un homme seul? Malgré les remarquables succès de Mountain (on voit défiler plusieurs grands noms et événements de l’Histoire des deux derniers siècles), il est sur le point d’échouer. Comment s’en sortira-t-il, comment nous en sortira-t-il? Je laisserai les lecteurs le découvrir. Je craignais le pire, je l’avoue, compte tenu des ressorts science-fictionnels de l’intrigue, très classiques donc, et de sa thématique écolopolitique déclarée, mais il y a là autant de sensibilité que d’action, autant de descriptions poétiques (ou exotiques) que de suspense — on frise parfois le thriller — dans des petits chapitres courts qui m’ont fait penser à Jean-Jacques Pelletier, pour l’effet de mosaïque. On ne sait ce qui appartient à l’un ou à l’autre auteur, mais ils s’harmonisent bien.

Les âmes vagabondes, de Stephenie Meyer — peut-être le début d’une série (bientôt, le film!) —, est décrit comme la première tentative de l’auteure dans le domaine de la littérature pour adultes, de la science-fiction au lieu du fantastique vampirique. Mais l’«adulteté» étant un concept tout relatif, de nombreux lecteurs et surtout de nombreuses lectrices de tous âges y trouveront leur compte, et même des gens qui ne lisent pas de SF, mais regardent des films ou surtout des séries télé (je soupçonne Meyer d’avoir vu la série La porte des étoiles) car, n’innovant en rien, les éléments de science-fiction sont aisément compréhensibles par les non-initiés, tout en étant empreints par endroits d’un merveilleux aux accents légèrement «nouvel-âgeux». Mais cela importera peu à ses fans, qui ne liront certainement pas ce livre pour son élément SF. La Terre a été envahie en douceur, pour son plus grand bien, par des aliens, les «âmes», des bestioles ressemblant à des chenilles, et qui s’emparent des corps en effaçant la personnalité originelle. Mais certains humains résistent. C’est le cas de Mélanie, résistante au sens propre, c’est-à-dire membre d’un groupe d’humains clandestins. Son «âme» et elle se livrent un rude combat pour la possession de son corps. Cette occupation double deviendra encore plus problématique lorsque Mélanie-Vagabonde rejoindra le groupe de résistants — et l’homme qu’aime Mélanie. Car l’élément SF sert de prétexte à l’histoire d’amour — un cas plutôt tordu de ménage à trois, pourtant fort chaste et des plus hétéro­sexuels, malgré les intéressantes possibilités —, mais ce n’est évidemment pas chez Meyer qu’on ira chercher une réflexion approfondie sur les rôles sexuels. Dans les dialogues auxquels on est habitué dans ce genre de roman sentimental, nombreux mais bien menés, Meyer nous fait partager les affres amoureuses et raciales de Vagabonde, la narratrice, et on embarque, car le récit est sympathique et roule bien. Ça manque un peu de bons méchants et de véritable
action, mais parfois, ça repose.

Comme on aime aussi à l’occasion se faire brasser en lisant, je conclus par La bibliothèque nomédienne, d’Alfred Boudry avec les Gaillards d’Avant. Là, on est dans le moderne, et même le postmoderne! Et s’il existait en plein milieu de l’Atlantique, là où se trouve le fameux «pot au noir», un énorme continent jamais découvert, ou bel et bien découvert, mais tenu secret au cours des siècles pour des raisons… qu’on essaie d’élucider dans ce livre? À partir de ces prémices, Alfred Boudry et ses complices ont produit un des livres les plus jouissifs qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps et qui redore à mes yeux le terme désormais galvaudé de «fusion» lorsqu’il est appliqué aux genres dits populaires. Sa création semble une gageure, puisqu’il a été produit par une quinzaine de paires de mains, les membres d’un atelier d’écriture se tenant à Montpellier. Et pourtant, les diverses parties du texte (qui nous font voyager dans le temps, de la découverte des Amériques à aujourd’hui) s’arti­culent parfaitement, avec tout un jeu d’échos et de correspondances qui donnent le tournis par tout ce que ces dernières suggèrent sans jamais, bien sûr, le révéler. Ce «livre mosaïque» est à la fois une utopie, une histoire parallèle (ou «uchronie»), de la philosophie, un pastiche du roman d’aventures, des récits de voyage héroïques, des exposés scientifiques et des enquêtes sur un mystère. Le tout avec un délicieux humour pince-sans-rire, mais en posant aussi des questions extrêmement sérieuses sur les conditions de toute connaissance, à travers des relations de voyages, des articles de revues spécialisées (souvent désopilants), des lettres, des journaux — documents où il est parfois bien difficile de départager le vrai et l’inventé, et cela fait partie du plaisir proprement «uchronique» de la chose. Les amateurs de science-fiction déjantée remarqueront qu’on se trouve dans les parages de Borgès («Tlön Uqbar Orbis Tertius» plus que «La bibliothèque de Babel») autant que de Stanislas Lem et de sa bibliothèque solarienne (Solaris, le livre, pas le film), de ses faux articles d’encyclopédie du futur ou de ses critiques de livres inexistants (Imaginary Magnitude, Mortal Engines). Les autres devraient se laisser prendre sans réticences aux plaisirs de la fiction — et de la méta-fiction — qui propulsent cet ovni littéraire.

Bibliographie :
Uns, Marie-Andrée Lamontagne et Philippe Borne, Leméac, 568 p. | 29,95$
Les âmes vagabondes, Stephenie Meyer, JC Lattès, 624 p. | 29,95$
La bibliothèque nomédienne, Alfred Boudry, L’Atalante, 648 p. | 41,95$

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