La valse des étiquettes

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On parle souvent de « littérature non réaliste » à propos de la SF, de la fantasy, voire du fantastique, toutes ces histoires « qui ne se peuvent pas ». On dit aussi « littérature de l’imaginaire ». Les deux étiquettes me semblent également erronées. C’est que « réalisme », « imaginaire », et leur relation profonde, ne sont pas ce qu’on croit, en particulier dans ces genres littéraires.

Je me suis fait cette réflexion en lisant le troisième et beau recueil de Mélanie Fazi – sans doute la meilleure auteure de fantastique en France –, Le jardin des silences,  composé de douze courtes nouvelles dédicacées entre autres à Hans Christian Andersen. La première, « Swan le bien nommé », renvoie justement à un conte bien connu. Les décors évoqués sont pourtant le plus souvent urbains et modernes – rue de Paris, autoroute, atelier d’artiste, maison familiale, simple chambre; le langage même de plusieurs narrateurs ou narratrices est des plus contemporain, et tout cela serait donc « réaliste », mais l’écriture de Fazi, à la fois ciselée et tout en douceur, fait basculer l’auteure dans un autre registre, comme bien sûr la plupart des motifs de ses textes : « Un bal secret au cœur de l’hiver, une violoniste dont les notes soulèvent le voile des apparences, une dresseuse d’automates dépassée par sa création. »

On glisse sans heurt dans un fantastique sans effets de manche, presque toujours filtré par une subjectivité douloureuse. On est alors tenté par le terme « poétique », qu’on attribue facilement aux contes – mais les véritables contes, souvent issus de mythes primitifs, sont aussi empreints de cruauté. L’auteure cisèle, certes, mais son outil est tranchant : mort, séparation et perte, violence amoureuse, dépossession de soi courent en filigrane dans presque toutes les nouvelles. Par exemple, « Née du givre » ou « Le pollen de minuit », dont le sous-texte schizoïde est des plus perturbant. Il y en a de plus sereines cependant (« L’arbre et les corneilles », une tradition familiale de Noël pour les futures mères, qui est émouvante sans jamais devenir mièvre). Mais on a déjà compris alors que, au-delà d’Andersen, c’est à une tradition bien plus ancienne que renvoie la dédicace de l’ouvrage : mythes, légendes et contes, conscients du mystère du monde, s’emploient à enchanter le réel. Le bref épisode réaliste occidental – il remonte à peine à la fin du XIXe siècle pour qui a un peu de mémoire littéraire – occupe indûment le premier plan de notre idée collective de ce que devrait être la fiction : les histoires viennent de bien plus loin et les littératures « non réalistes » continuent d’y occuper presque toute la place depuis des millénaires.

Si l’on prend La voix de la lumière, excellente conclusion de la trilogie de la Québécoise Héloïse Côté (j’en ai déjà parlé ici), on a le sentiment d’être dans un tout autre domaine. Péripéties haletantes, mondes pénétrés de surnaturel, batailles d’entités cosmiques à travers les humains manipulés, créatures traversant les siècles, univers parallèles – certains tout à fait modernes, d’autres en plein âge médiéval. On est dans le « ça ne se peut pas » à fond la caisse. Et pourtant, malgré ce qu’évoque l’étiquette « fantasy », il n’y a rien là-dedans de spécialement poétique, onirique ou enchanteur. On est dans un roman – le genre réaliste par excellence, n’est-ce pas? Et, qui plus est, le troisième d’une série! L’univers et les personnages de Côté sont durs, voire féroces. Les pouvoirs des Voyageurs et de leurs ennemis semblent au fil du récit de plus en plus ancrés dans des réalités physiques dont la science rendrait mieux compte que le surnaturel. Et la mise en place des personnages, des décors et de l’action fait constamment appel à des effets de réel des plus familiers au lecteur de littérature dite « générale ».

Par ailleurs, le motif de l’affrontement entre l’Ombre et la Lumière, si rebattu autant dans la fantasy que dans la science fantasy à laquelle s’apparente enfin clairement cette trilogie, n’est pas ici source de situations et de conclusions attendues et donc réconfortantes, mais d’une réflexion bien plus adulte que les simplistes oppositions binaires habituelles. On arrive, comme le remarquent à plusieurs reprises des personnages, dans les nuances de gris. N’est-ce pas plus « réaliste »? La Lumière comme l’Ombre sont, malgré la majuscule que l’auteure leur accole, deux entités totalitaires et manipulatrices, commettant les mêmes atrocités au nom de valeurs absolues ne souffrant pas de questionnement, un écho très reconnaissable de notre propre monde. Les personnages principaux incarnent le désir de savoir/pouvoir contre celui de savoir/comprendre; avoir ou être, les deux projets possibles pour les héros de la fantasy, mais aussi de la SF – ou de la fiction en général. Et la lecture qui s’impose, mise en place depuis le premier volume, n’est rien de moins que celle de la constitution d’un être autonome, d’un Moi né de la transmutation enfin victorieuse des éléments également mortifères du Surmoi et du Ça. On est en plein réalisme freudien, si l’on peut dire!

Les membres du couple amoureux de Côté, respectivement venus de la Lumière et de l’Ombre, peuvent enfin se rencontrer entre les deux : enfants du milieu, un lieu où ces instances peuvent circuler et dialoguer sans chercher à se détruire mutuellement. Cela ne va pas sans douleur. Les affrontements sont cruels; les pertes, nombreuses : il faut, pour accéder enfin à l’autonomie, consentir à des sacrifices douloureux. La psyché des personnages de Fazi, plus fragiles, y succombe plus souvent – mais aussi, Fazi écrit du fantastique, dont la relation à la matière du monde (au sens large…) est plus difficile.

Ce qui ressort (en tout cas pour moi) de ces deux lectures, c’est que « réalisme » et « imaginaire » sont indissolublement liés : seules leurs proportions changent, selon les stratégies d’écriture propres à chaque auteure, et à chaque genre. Corrélativement, on est tenté de modifier l’étiquette apposée à leur texte. Mais qu’on parle de fantastique, de fantasy, de science-fiction ou de « littérature générale », il s’agit toujours de la réappropriation imaginaire du réel, le mouvement naturel de toute fiction – quelle qu’en soit l’étiquette.

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