La science-fiction d’ailleurs : les Suisses

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L’essor de la SF francophone suisse s’accélère depuis quelques années. Après la parution du premier roman de Georges Panchard chez Laffont (Forteresse, 2005), on a vu arriver Vincent Gessler dont j’ai parlé ici (Cygnis, L’Atalante, 2010). Cette année, trois autres romans importants (Gessler et Panchard, encore, auxquels s’ajoute Laurence Suhner) et un recueil de nouvelles fantastiques perturbantes (Singulier, Pluriel, Lucas Moreno, éditions Hélice Hélas). Mais je me limiterai ici à deux propositions de lecture.

Les dames d’abord : Laurence Suhner, voilà une nouvelle auteure à suivre. Son premier roman, Vestiges (L’Atalante), explore le motif inépuisable de l’énigmatique artefact extraterrestre. Gemma, une planète entièrement recouverte de glace, mais riche en ressources, est la plus lointaine colonie humaine. Une civilisation très ancienne, baptisée « les Bâtisseurs », l’a visitée douze mille ans plus tôt, y laissant des vestiges, et ce qu’on a appelé l’Artefact, vaisseau ou station orbitale. Elle a peut-être aussi causé le changement climatique à la source de la glaciation planétaire, nul ne le sait non plus. Les colons vivent tant bien que mal avec ces mystères : ceux qui veulent seulement exploiter les richesses de Gemma pour la Terre – tout en en modifiant de nouveau le climat – ainsi que ceux qui se considèrent désormais comme ses véritables habitants et désirent la laisser en état et, parmi ces derniers, ceux qui essaient de comprendre ses énigmes. L’archéologue Ambre Pasquier est chargée d’une mission secrète d’exploration sous la glace de Gemma, avec toute une équipe. Mais ce qui l’y appelle dépasse de loin son ordre de mission – car elle est bel et bien appelée là, à travers des rêves et des hallucinations incontrôlables. En alternance avec les entreprises des diverses factions de colons, on suit le périple d’une créature non humaine, on ne sait où d’abord, puis sur Gemma, et sous la peau glacée de la planète. Toutes ces trajectoires vont se rencontrer. Mais, entre-temps, la Terre aura lancé une opération militaire – un coup d’État, en fait – pour s’emparer de la planète et des fouilles, où elle espère trouver des armes laissées par les Bâtisseurs.

Il y a très peu de motifs nouveaux dans la SF moderne, mais son intérêt réside surtout dans la manière dont l’imaginaire de chaque auteur intègre et recombine les motifs existants. Dans le cas de Vestige, dont le personnage d’Ambre Pasquier est d’origine hindoue, Suhner interroge la nature même du réel à travers une vision non occidentale de la création – un Dieu qui danse rêve-t-il l’univers? Et qu’arrive-t-il lorsqu’il se réveille, comme semble le faire ce qui vit sous la glace? La suite au prochain volume.

L’écriture n’est pas toujours à la hauteur au plan de la phrase ou de l’organisation de l’histoire; les éléments scientifiques, quoique fort intéressants, sont parfois assénés un peu lourdement. Mais même si une direction littéraire plus attentive aurait aidé, l’ensemble se lit bien, et j’ai très envie de savoir la suite – n’est-ce pas le critère essentiel? Il est toujours difficile d’évaluer la première partie d’une histoire encore inachevée, mais par son ambition, celle-ci devrait faire date dans la SF francophone.

Virage à 90 degrés de Gessler : après l’elliptique poésie postapocalyptique de Cygnis, voici, avec Mimosa, de la SF postcyberpunk, avec doubles virtuels, clones et autres intelligences artificielles; le tout se déroulant dans une ville emblématique, Santa Anna, où la mode est de se nanomodifier pour ressembler à des célébrités présentes et passées – ce qui permet de faire se côtoyer par exemple, Lambert Wilson, Ed Harris, Hitler, Jésus-Christ, Crocodile Dundee et j’en passe. Les personnages prennent ou non la personnalité de leur avatar, ce qui donne lieu à des discordances réjouissantes. Mais ce n’est pas le cas pour Tessa, qui ne ressemble à personne. Détective privée, elle enquête sur un mystérieux souvenir enregistré. L’enquête va susciter des révélations stupéfiantes sur son propre passé.

Avec de telles prémisses, on ne s’étonnera pas de l’allure pétaradante de l’intrigue. Tout du long, « réjouissants » est vraiment l’adjectif qui qualifie le mieux tous ces télescopages entre contemplations philosophiques parfois très poussées – la nature du réel et de l’identité – et action survoltée. Malheureusement, il y a surcharge et court-circuit vers le troisième tiers du roman, où la désinvolture l’emporte sur la fantaisie. « Postmoderne » est une étiquette trop facile lorsque le matériau romanesque tourne au bric-à-brac, et c’est ce qui arrive à la finale, quand l’auteur y va d’entrevues avec ses personnages puis avec n’importe qui (Marguerite Yourcenar!), puis de « scènes coupées », le tout se voulant peut-être absurdement drôle, mais y échouant. Certes, l’ambiance et le mouvement de l’essentiel du roman se situent quelque part du côté des surréalistes, comme les Howard Waldrop, Terry Bisson ou James Morrow (voire leur père à tous, R. A. Lafferty), mais la soudure entre les divers types de narration et de contenus ne tient pas, ici. Il y a cependant quelque chose de sympathiquement adolescent dans ces excès et ces dérapages et, maintenant que l’auteur se les est sortis du système, il saura sûrement trouver un équilibre fécond entre ses diverses pulsions littéraires. C’est de toute manière, par sa voix et par son imaginaire, un auteur désormais bien installé dans la nouvelle SF francophone d’outre-Atlantique.

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