L’occupation du territoire, et au-delà

10
Publicité

On s’imagine peut-être que le fantastique et la science-fiction possèdent peu de liens avec les racines ou l’appartenance. On se trompe, car tous les écrivains sont évidemment issus d’un milieu, lequel influence, d’une manière ou d’une autre, leur écriture. Sous des déguisements divers, les écrivains de littérature fantastique et de science-fiction s’en inspirent – le polar n’en ayant pas l’exclusivité. Les masques de la science-fiction apparaissent plus exotiques, alors que ceux du fantastique le sont moins.

Le fantastique trouve le plus souvent ses sources dans le passé et le présent. Comme « Je me souviens » est la devise du Québec, il a sans doute été moins difficile pour les jeunes « fantastiqueurs » québécois d’en situer les lieux et les personnages. C’est en tout cas ce qu’ont fait Daniel Sernine, le regretté Joël Champetier et Natasha Beaulieu, ainsi que, chez les plus jeunes, Ariane Gélinas, Sébastien Chartrand et Éric Gauthier. Justement, le plus récent roman de ce dernier, La grande mort de Mononc’ Morbide, se déroule à Montréal, mais surtout à Sherbrooke. Le personnage d’Élise Lépine appartient à la famille malchanceuse des Malenfant – rien de grandiose et de tragique, juste des gens « nés pour un petit pain » à qui rien de bon n’arrive jamais. Jeune créatrice originale et passionnée, Élise a des déboires dans sa vie personnelle et professionnelle. Mais voilà qu’on lui demande d’organiser une fête extraordinaire pour un richissime et mystérieux client. La vieille tante Mélisande parle bien du retour d’un « Rôdeur » qui aurait causé la mort de plusieurs des leurs, mais Élise veut croire que sa chance a tourné. De son côté, Steve, ancien programmeur émérite, a abandonné ses rêves de gloire dans le domaine des jeux vidéo pour devenir employé d’un magasin BD & Vidéos à Sherbrooke. Se cherchant un colocataire, il tombe sur un vieillard irascible, Edgar Malenfant, en qui il reconnaît avec une stupeur ravie l’acteur qui jouait le personnage bizarre de Mononc’ Morbide dans une brève série télé ayant marqué son enfance. Il voudrait lui rendre sa gloire passée, mais le vieil homme est aussi amer que réticent. Edgar est, bien sûr l’oncle d’Élise et le frère de Mélisande. Comment finiront-ils par se rencontrer ces quatre-là, ainsi que le Rôdeur et le client mystérieux? Je vous laisse le découvrir dans ce récit habilement mené, où un fantastique d’abord invisible nous apporte des révélations de plus en plus renversantes – jeu de cache-cache avec une fatalité qui en est une seulement si on l’accepte. On est peut-être né pour un petit pain, mais ça n’empêche pas de manger de la brioche. (Amusez-vous avec le subtexte québécois du roman.) Le tout est fait avec l’humour discret mais mordant qui caractérise Gauthier, un auteur dont chaque roman révèle une facette nouvelle et inattendue.

Le Jeu du Démiurge, premier roman de Philippe-Aubert Côté,semble à première vue bien loin dans l’espace et dans le temps. On est en 3045, et loin de la Terre, dans le posthumanisme galopant. Pourtant, aussi étranges soient ces descendants, ils ont conservé ce qui fait notre humanité : désirs, craintes… et sens éthique, un des sujets phares du débat sur les intelligences et les consciences artificielles (nuance). Les humains, après bien des vicissitudes, sont devenus des géants hermaphrodites cyborguisés, de chair et de métal. Les Éridanis ont la mission sacrée de répandre la Vie dans l’univers. Nemrick, par amour pour Rumack, un terraformeur de génie, a accepté de partir sur le Lemnoth pour Selckin-2, la prochaine planète à coloniser. Mais ils doivent se séparer. Les lois temporelles, à partir de là, se disjoignent. Lors de sa seconde expédition, Nemrick revient sur Selckin-2 et elle y trouve des villes déjà construites et entretenues par les Mikaïs, des petits humanoïdes créés par Rumack. Mais celui-ci meurt dans une rébellion. Pendant le siècle suivant, on découvre qu’il semble avoir jeté sur les Mikaïs une malédiction (biologique) causant une régression cyclique à l’état animal; les Éridanis survivant à l’affrontement avec Rumack et ses partisans cherchent une cure, sans succès. Nemrick est consterné par tous ces événements, d’autant qu’il n’est pas tellement d’accord avec la façon dont les « Maîtres » considèrent les Mikaïs : une nuisance nécessaire dont il faudra se débarrasser pour laisser place aux futurs « vrais » colons éridanis. Takeo est un de ces Mikaïs, un « enfant de régressé », tare sociale qu’il supporte mal. Or il semble qu’une épidémie de régression sévisse dans la ville. Takeo n’est pas satisfait des réponses qu’on lui donne. Il va en chercher d’autres, et cette quête lui fera découvrir, comme à Nemrick, de terribles vérités.

C’est un très gros roman où foisonnent des péripéties trop nombreuses pour être résumées ici, bourré d’images savoureuses (comme les Grands et les Petits Dalis, des créatures dont je vous laisse comprendre l’origine) et d’une remarquable ambition pour un jeune auteur. Une ambition bien servie par la maturité du récit : l’entrelacs des lignes temporelles et des points de vue constituait un défi de taille, et il a été relevé de main de maître. Le roman est une mosaïque minutieuse dont les détails s’éclairent les uns les autres sans qu’on ne perde jamais le fil de l’intrigue ni de l’évolution des personnages. L’aspect scientifique (c’est de la science-fiction!) n’est jamais un obstacle, pas plus que les différences d’échelle propres au space opera entre le cosmique grandiose (la mission colonisatrice des Éridanis) et les préoccupations très humaines, individuelles, des personnages. Ceux-ci, malgré une étrangeté essentielle dont ils ne se départissent jamais à nos yeux, demeurent compréhensibles, attachants, admirables ou horrifiants – les « méchants » ne sont jamais des découpes monoblocs, écueil habituel des débutants. Philippe-Aubert Côté est assurément l’auteur de la relève SF québécoise qu’il faudra suivre dans les prochaines années. L’avenir aussi est un territoire à occuper.

Publicité