Des pommes et des oranges

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On fait souvent grand cas des différences entre science-fiction et fantasy, et pourtant, elles partagent un assez grand nombre de motifs – au point qu’on a dû inventer une étiquette supplémentaire, science fantasy. Les tenants de la prétendue pureté des genres la considèrent comme dérogatoire – ils devraient pourtant être habitués aux mariages prétendument « contre nature », eux qui défendent si férocement la vertu de la science/fiction

Qu’ont en commun, cependant, FranÇatome du Français Johan Heliot, Le frère de Lumière de la Québécoise Héloïse Côté et « Blitz », de l’Américaine Connie Willis, dont le deuxième volume All Clear a été traduit en français (après BlackOut, et malgré la conservation des titres anglais, justifiée par le sujet)? À première vue rien.

FranÇatome est une uchronie, passionnante pour qui aime ce genre très marqué par la réflexion sur, ma foi, les univers parallèles : dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui, par exemple, si la France et non les USA et l’URSS, avait récupéré après 1945 les savants Allemands de la base de Peenemünde, et en particulier Von Braun, responsables des bombes volantes lâchées sur l’Angleterre? Mais une bonne uchronie ne se contente pas d’une seule divergence, et c’est toute une fin de siècle alternative à laquelle nous convie Heliot : après les premiers succès russes dans l’espace, un grand projet français nucléaire et spatial est mis en train dans les sables d’Hammaguir, Kennedy ne connaît qu’un mandat, De Gaulle au pouvoir écrase la révolte étudiante et ouvrière de 1968 et installe une quasi-dictature, une grande Roue spatiale française (« l’Orbe ») est construite dans l’espace et sert (outil stratégique détourné de ses ambitions d’exploration spatiale) à mater la révolte algérienne grâce à une bombe nucléaire tactique, ce qui vaut à la France d’être mise au ban des nations, avec embargo et autres restrictions, tandis qu’un savant français (le père du narrateur Vincent Clain) a mis au point la fusion nucléaire. Mais un grave accident du « désertron » met fin au projet et le savant finit par faire sécession dans la Roue avec Von Braun (sous le pseudonyme que celui-ci a pris pour éviter les retombées de sa collaboration enthousiaste avec les nazis). Toute cette partie du roman est plus jouissive, bien sûr, pour qui a vécu notre version de tout cela et peut apprécier les détails finement introduits par Heliot (Mehdi Ben Barka en scientifique avunculaire, entre autres). Mais elle se lit comme un roman historique décalé, somme toute, et surtout, elle est prise dans la voix et le trajet du narrateur, autoexilé en Amérique, et revenu en France à la (fausse) nouvelle de la mort de son père qu’il a fui après la mort traumatique de sa mère irradiée. En fait, on veut l’envoyer à la demande de son père dans la Roue (qui va bientôt dégringoler de son orbite, catastrophe mondiale). Or, Vincent Clain est sujet à des fugues schizoïdes où il lui semble revivre des fragments de son passé, et en particulier des rencontres avec « les hommes bleus », nom donné aux Touaregs sahariens. Mais ceux-ci ne semblent pas correspondre tout à fait à ce qu’on en sait, et ces épisodes révèlent à Vincent un passé personnel de plus en plus divergent, pour culminer, dans la Roue, à une révélation de science-fiction des plus pures et dures. L’écriture du roman joue de ces retours en arrière et souvenirs du narrateur pour introduire sans trop de douleur les passages historiques, le tout dans une tonalité littéraire légèrement désuète, suggérant bien un monde moderne (on est en 1988) qui s’est pas mal figé quelque part dans les années soixante, et correspondant bien à la couverture choisie par l’éditeur. Il n’est pas jusqu’aux lectures du narrateur (la SF des années 50 et 60) qui ne viennent renforcer, avec un clin d’œil, ce dépaysement – commentaire sous-jacent sur notre deuxième décennie du XXIe siècle : « Le futur étant compromis par la chute de l’Orbe, autant se rabattre sur celui imaginé par les romanciers de la glorieuse époque de tous les possibles. » Supprimons « la chute de l’Orbe » ou remplaçons-la par la catastrophe de notre choix, et…

«En 2060, dans « Blitz », le métier d’historien est devenu un métier à haut risque. Ainsi, trois jeunes explorateurs temporels de cette époque envoyés dans le passé pour une étude de terrain aboutissent dans le Londres des années quarante, sous le déluge des V1 et V2 nazis. Coincés, ils cherchent à rentrer chez eux, au milieu du XXIe siècle, tandis que la loi de l’immutabilité du passé semble en proie à des convulsions étranges. Qu’ont-ils fait? 1 400 pages plus tard environ, on le saura, mais entre-temps, on revit cette période tragique de la Seconde Guerre mondiale, « comme si on y était », la recherche historique et l’habileté littéraire de l’auteure aidant. Le deuxième volume est un peu moins réussi que le premier – l’ampleur de son sujet a peut-être un peu dépassé Willis –, mais grâce à des personnages attachants et à des rebondissements haletants, les amateurs de roman historique, de cette période particulière de l’histoire et de science-fiction y trouveront leur compte.

Le frère de Lumière se présente comme l’outsider de ce trio improbable. L’auteure, contrairement aux deux autres, est connue comme auteure de fantasy. L’amorce de l’intrigue semble indiquer clairement dans quel genre on se trouve : le peuple de la Lumière s’apprête, grâce à sa connaissance des Portes de Lumière, à quitter une fois de plus le monde où il s’était établi; les Ombres qui le pourchassent depuis des millénaires sont en effet en train de venir à bout de leurs efforts civilisateurs sans cesse renouvelés de monde en monde sur les peuples indigènes; les Daëls de ce monde-ci, en particulier, retournent à la barbarie, aiguillonnés par le culte du dieu Daëlran qui dénonce les « Enflammés », comme il appelle les Voyageurs, comme la cause de tous les maux dont ils souffrent. Les fameuses « Portes de Lumière », à mesure que le récit avance, manifestent cependant (tout comme le rapport entre les Ombres et les Voyageurs) des propriétés de plus en plus propices à une lecture science-fictionnelle et, ce roman étant le début d’une série, on peut imaginer toutes sortes d’intéressantes histoires… C’est d’ailleurs ce que confirme le second volume de cette trilogie, Le garçon qui savait lire, où ceux qui ont réussi à franchir une des Portes vont se retrouver dans un monde assez familier pour le lecteur…

Les points communs de ces trois ouvrages? Plaisir du dépaysement en raison des motifs du voyage dans le temps ou les univers parallèles (et le passé, plus il s’éloigne, n’est-il pas un univers parallèle pour beaucoup d’entre nous?), plaisir de la spéculation intelligente qui invite autant à réfléchir qu’à rêver aux possibles. Mais surtout magie de l’écriture, qui seule permet le déploiement de ces plaisirs. On peut, après tout, comparer parfois en littérature des pommes et des oranges : ce sont tous des fruits de la fiction.

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