Voix de femmes dans le blizzard

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Il est parfois délicat, voire hasardeux, de commenter le travail d’une collègue en ce sens que le chroniqueur prête alors flanc aux accusations de favoritisme. Mais que faire dans ce cas-là? Garder le silence alors que l’œuvre exige qu’on s’y attarde, qu’on en discute, qu’on partage avec d’autres son plaisir de lecture? Si je ne m’étais pas prononcé sur Quand j’étais l’Amérique(Quai no 5) à sa parution il y a deux ans, ce n’était certes pas faute d’avoir apprécié le recueil de nouvelles d’Elsa Pépin, avec qui j’ai autrefois travaillé à une émission littéraire radiophonique et qui tient en ces pages une chronique sur la littérature étrangère.

Cette fois, j’ose faire fi des râleurs et des raseurs en abordant sans ambages ce deuxième opus, le roman Les Sanguines, qui met en scène deux sœurs « si dissemblables qu’on pourrait croire qu’un intrus s’est immiscé dans leur lignée ». Sarah Becker est une artiste peintre qui n’arrive pas à exploiter à fond son potentiel personnel et qui a opté pour une carrière de faussaire. Introvertie, en mal d’amour, celle qui « a été classique, baroque, abstraite, contemporaine, rococo, impressionniste, fauve, cubiste » fait mine de croire que « la manne d’amants peints compense le maigre nombre d’hommes à qui elle a ouvert son cœur ». À l’opposé, sa sœur Avril ressemble à un astre rayonnant de tous ses feux : « […] elle est son propre centre de gravité et aime bien les valses de la nature ». Séductrice impénitente puis grande amoureuse, aujourd’hui maman de deux adorables fillettes, cette « créature aérienne » a été tour à tour comédienne, danseuse, musicienne et chanteuse et on dirait qu’absolument tout lui a réussi, que tout lui réussit.

Aussi, du fait du contraste entre leur tempérament respectif, les sœurs Becker entretiennent depuis des années une relation fragile, un brin tendue, que viendra compliquer un fatidique diagnostic. Atteinte d’un cancer très rare, Avril n’en a plus pour longtemps, à moins peut-être qu’elle reçoive une greffe de moelle osseuse d’une donneuse compatible…

Décliné de toute autre manière, le thème de la famille vue comme un champ de bataille était notamment déjà présent dans la nouvelle éponyme du recueil d’Elsa Pépin, nouvelle d’inspiration vaguement autobiographique narrée par une Québécoise se découvrant autre dans le regard de la famille de sa mère qui l’accueille tous les étés en France. Cette passionnée de Balzac, de Flaubert et de Zola a fait ses premiers pas comme écrivaine dans la forme narrative brève, mais elle arrive au roman avec une maturité sans doute nourrie par la patience et l’opiniâtreté de celle qui sait que cent fois sur le métier il faut remettre son ouvrage. Dans cette chronique d’une mort annoncée, anticipée, qui oblige forcément à maints retours dans le passé des Becker, le ton est posé, jamais larmoyant, toujours juste, le propos aussi maîtrisé que le style. En pleine possession de ses moyens, la romancière a également l’audace d’entrelacer son récit des extraits choisis d’une fascinante Histoire du sang rédigée par un malade convaincu qu’il est condamné à disparaître dans la solitude.

Roman ambitieux, certes. Mais les œuvres mémorables naissent rarement de la fausse humilité, ainsi que le prouve ici Elsa Pépin qui a manifestement, et fort heureusement, de l’assurance à revendre et un talent à la hauteur de son ambition.

Le désir comme une catastrophe naturelle
C’est un amour presque aussi sanguin, et littéralement incandescent, que raconte Hiroshimoi, le bref récit poétique de Véronique Grenier paru chez un sympathique éditeur montréalais que je découvre tout juste, les Éditions de Ta Mère. Professeure de philosophie au collégial, l’auteure s’est fait connaître comme chroniqueuse et blogueuse (Urbania, La Nouvelle, Les p’tits pis moé), mais également comme dramaturge : en juin dernier, son texte Moé pis toé, porté à la scène par Véronick Raymond, a été présenté à Montréal dans le cadre du Festival St-Ambroise Fringe. Ces écrits de genres divers ont pour dénominateur commun ce style singulier, cette voix qui mélange allègrement la candeur et la crudité de la langue populaire québécoise à un lyrisme de feu qui semble porter l’écho de certaines chansons de Desjardins, de certains poèmes de la regrettée Hélène Monette.

Après tous ces billets et chroniques sur l’ordinaire quotidien, Grenier se lance dans la fiction avec l’histoire de ce triangle amoureux somme toute assez classique. Elle, la première Elle, celle qui parle, l’aime lui à en mourir (mais elle n’en mourra tout de même pas). Elle propose tout de même de « laisser ma porte débarrée à toutes les nuits. Tu vaux ben le risque que je me fasse enlever, dérober ». Elle est pour ainsi dire disponible. Offerte. À lui. Corps et âme.

Lui, comment dire? Il l’aime à temps partiel, par à-coups. Intensément, certes, mais pendant des miettes d’éternité qu’il lui offre quand il n’est pas auprès de l’Autre, l’absente, dont il est le conjoint. À la narratrice éperdument éprise, il promet mer et monde. Il promet surtout qu’il quittera un jour l’Autre, qu’Elle et Lui formeront ce jour-là un couple normal. Classique. Le croit-elle vraiment? Elle le voudrait visiblement, ainsi qu’on devrait normalement croire celui qu’on aime et qui dit nous aimer en retour. En attendant, Elle pense bien « avoir perdu des bouts de cœur, de chair, de corps. Des bouts de vie. En chemin. Me semble que je suis moins ».

On songe forcément à Marguerite Duras, à cause du titre et de la résonnance de la phrase meurtrière « tu me tues, tu me fais du bien ». On songe aussi à Passion simple d’Annie Ernaux, mais juste à cause du sujet, vieux comme le monde et comme le mensonge des hommes. Mais on n’attend pas d’un pareil bouquin péripéties et coups de théâtre. De toute manière, on est pris dans la densité du propos, la puissance des images délibérément excessives. On oublie les parentés, les filiations littéraires, réclamées ou pas, pour n’entendre plus que la voix de Véronique Grenier, à la fois forte et empreinte de la fragilité de sa narratrice.

Et on achève la lecture de cette plaquette avec la conviction qu’une écriture maîtrisée peut contribuer à la transsubstantiation des douleurs personnelles en quelque chose de grand, d’universel. Et avec l’envie de relire depuis le début, encore plus lentement.

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