Dans Quand il fait triste Bertha chante, l’écrivain rend hommage à sa mère en allée, celle qui lui a appris à avoir foi en demain.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que tous les étudiants du collégial devraient lire exactement les mêmes livres (les profs savent en général ce qu’ils font). Mais si le ministre de l’Éducation du Québec me téléphonait demain pour me demander quel livre j’aimerais (gentiment) imposer à tous ceux et celles qui passent par le cégep, je choisirais sans doute un livre de Rodney Saint-Éloi. Pourquoi? Parce que son œuvre m’aide à entrevoir l’horizon, à me rafraîchir le regard, lorsque la violence du monde m’enténèbre les yeux. Il s’agit là de ce que la littérature sait accomplir de mieux.

C’est d’ailleurs dans la poésie de Rodney Saint-Éloi que je trouvais un peu de lumière en mai dernier, lorsque circulaient en boucle sur les réseaux sociaux les images horribles du meurtre de George Floyd, plus particulièrement entre les pages de son recueil Nous ne trahirons pas le poème (Mémoire d’encrier, 2019). Rodney n’est certainement pas un jovialiste, mais son œuvre en est une de résistance, en ce qu’elle refuse avec entêtement de laisser les émissaires de la mort l’emporter sur toute la ligne.

Rodney Saint-Éloi est de ceux qui croient au pouvoir de la poésie, non pas de rendre les êtres miraculeusement meilleurs à son simple contact, mais de révéler des liens là où on ne les soupçonnerait pas. La poésie de Rodney Saint-Éloi rend visible ce qui unit les êtres, au cœur d’un monde qui concourt pourtant de tant de manières à amplifier ce qui nous sépare.

Je garde un souvenir précieux de chacune des entrevues que j’ai eu la chance de réaliser avec cet homme d’une impeccable élégance — élégance du cœur et du vêtement — qui parle dans un flot de vers empruntés aux poètes qui peuplent son panthéon personnel et de formules improvisées qui sonnent comme si elles sortaient tout droit d’un livre. Contrairement aux êtres de pédanterie qui se plaisent à étaler leur culture en assommant leurs interlocuteurs de noms célèbres, il y a toujours dans la voix de Rodney l’humilité du fils de milieu très modeste, pour qui il s’agit de la moindre des politesses de célébrer le plus souvent possible sa dette envers les écrivains qui lui ont permis d’apprendre le monde.

Célébrer sa dette : c’est aussi en quelque sorte le projet de Quand il fait triste Bertha chante, un récit sous forme d’élégie pour sa mère regrettée, entremêlant souvenirs d’enfance, retour par l’imaginaire au pays des origines et méditations sur la tristesse du deuil. Un livre débordant de pépites de sagesse prononcées par sa mère, qu’il cite abondamment, avec tous les égards que l’on réserverait à une académicienne.

« Bertha dit qu’il ne faut pas donner aux larmes les nouvelles de la détresse », écrit Rodney, à qui il suffit de fermer les yeux pour retrouver ses 7 ans et revoir sa mère « si jeune, si menue, si belle » à Chatry en Haïti, sous un grand figuier. « Tu demandais à la terre à chacun de tes pas de s’ouvrir et de saluer ton passage. Tu marchais main dans la main avec Tida [l’aïeule de la famille] dans la fraîcheur du matin d’automne et la colline veillait sur vos deux corps emmêlés dans vos ombres. »

Et voilà que le fils au cœur lourd, comme en se parlant à lui-même, se souvient, par-delà son chagrin, qu’il faut « insister afin de ne pas perdre le goût du mot demain. Interpeller, sur tous les tons, demain : “Demain a un nom, un corps. Rappelle-toi, camarade, nos rendez-vous avec le soleil, passe là que je te retrouve vivant au prochain carrefour.” »

Pourquoi chanter?
Quand il fait triste Berta chante est un de ces livres investis de la conscience profonde qu’il ne suffit pas de prononcer le mot espoir pour que l’espoir advienne, mais qui se méfie avec autant d’ardeur des chantres de la joie niaise que de ces esprits chagrins pour qui rêver un autre monde ne serait que lubie. Lorsque Rodney raconte à sa mère son admiration pour Leonard Cohen — le récit adopte souvent le ton d’une lettre adressée à la défunte —, je ne peux m’empêcher de penser que les vertus qu’il reconnaît en lui sont celles qu’il reconnaît en elle, que sa mère, à l’instar du musicien montréalais, nourrissait cette foi « qui pousse à franchir les eaux, les montagnes, et à contraindre demain à être un jour nouveau ».

Ce livre s’amorce par une mort, mais ne pourrait davantage avoir les allures d’une fête donnée en l’honneur de son contraire. Bertha, cette « amoureuse de l’amour », espérait tous les jours qu’un nouvel homme apparaisse et la comble. Carence émotionnelle, insatisfaction chronique? Son fils préfère voir dans cet appétit une façon de ne jamais cesser de croire que l’avenir recèle son potentiel de bonheur.

Réflexion sur l’épreuve quotidienne de l’exil — un pays qu’habitent à perpétuité ceux et celles qui ont quitté la terre natale —, ce monument érigé à Bertha ne fait pas l’économie d’une critique implacable de Haïti, de sa corruption et du très rigide système de classes sociales qui y règne. Rodney Saint-Éloi refuse également l’angélisme qui consisterait à ne pas dire la douleur vécue au cœur du pays d’accueil, où le racisme existe et où il lui arrive encore, sur la rue, d’être rudement toisé par un inconnu.

« J’habite le monde de livre en livre », confie-t-il en se remémorant sa découverte des classiques de la littérature russe, entre les pages desquels il se terrait enfant, lorsque sa mère repartait chercher à l’extérieur de la maison des raisons de penser que l’amour ne l’avait pas oubliée. Le poète semble aujourd’hui avoir écrit ce livre comme pour habiter le plus pleinement possible le souvenir de sa mère, qui savait le consoler d’un chagrin ou le prévenir des excès d’orgueil qui accompagnent le succès.

Alors, pourquoi chanter? Pour ne pas oublier que la vie est là, devant nous. Écoutons Rodney parler à Bertha. « Tu continueras à chanter tant que tu es vivante. Quand tu chantes, c’est que recommence le désarroi, le temps est tristounet, les tempêtes ont besoin d’être consolées et les cadavres de la dictature se cherchent une sépulture. Quand tu chantes, c’est pour nettoyer le sang des aubes. […] On chante pour honorer la vie, apaiser la colère du ciel, irriguer le cri jusqu’à l’étouffer. On chante pour que tourne la direction du vent. »

Publicité