Un homme et ses fantômes

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Il y a deux ans, Rachel Leclerc nous avait éblouis avec La patience des fantômes, premier volet d’une ambitieuse saga gaspésienne un brin déroutante où le passé et le présent s’amalgamaient dans une écriture poétique à souhait. Pour son cinquième roman, Le chien d’ombre, la romancière et poète renoue avec les personnages du clan Levasseur, pour notre plus grande délectation.

Au moment de la parution de Noces de sables (Boréal, 1995; prix Henri-Queffélec), certains avaient qualifié le premier roman de Rachel Leclerc de « faux roman historique »; et cette appellation avait été invoquée à nouveau pour La patience des fantômes, qui mêlait allégrement une reconstitution d’époque fort bien échafaudée à des anecdotes familiales relevant du souvenir ou de la pure invention, peu importe. D’ailleurs, l’écrivaine ne faisait-elle pas écrire à Richard Levasseur, le narrateur de son roman, comme elle romancier et poète d’origine gaspésienne, « tant pis s’il m’arrive d’inventer pour combler des lacunes, l’anecdote et l’affabulation ne pourront pas empêcher la véritable essence de ces hommes et de ces femmes de se révéler à nous, nous qui avançons en aveugles. »

Ce précédent roman nous plaçait résolument dans l’imaginaire de cet homme hanté par les spectres de sa lignée, tiraillé entre le désir de témoigner de leurs histoires et une certaine impudeur à l’idée de révéler au grand jour les secrets de famille, dont certains qu’il aurait peut-être préféré laisser dans l’ombre. Dans Le chien d’ombre, nous retrouvons Richard en proie à un inquiétant sentiment d’irréalité qui l’a envahi au lendemain d’un accident cardio-vasculaire survenu un an plus tôt.

« Savez-vous combien de femmes, d’hommes, d’enfants de par le monde se sont réveillés une nuit et sont sortis pour obéir à une voix qui venait du dehors, une voix qui n’appelait qu’eux seuls? »,  demande notre héros, dans l’intrigant incipit du roman. C’est que, vacillant entre fantasmagorie et lucidité, Levasseur a lui-même entendu une pareille voix le convoquer. Et c’est ainsi qu’il se retrouve bientôt en plein conciliabule avec le fantôme de son grand-père Joachim, juché sur une roche plate, cigare au bec, chapeau sur la tête.

Bâtisseur visionnaire, personnage plus grand que nature, Joachim Levasseur a apparemment convoqué son petit-fils aujourd’hui sexagénaire dans l’intention de lui confier une histoire que tous les membres du clan ignorent encore; il entend lui confier l’itinéraire d’un fils inconnu, fruit d’un amour adultère, Georges, forcément placé en orphelinat dès l’enfance. Né d’un père inconnu, abandonné à sa naissance par sa mère, victime d’abus sexuels, cet enfant illégitime parviendra, grâce à son charme et à son intelligence, à mener la vie à laquelle il aspire. Mais pourquoi, peut-on se demander, Joachim tient-il donc à raconter la vie de Georges? Pour exorciser ses remords? Ce serait trop simple, comme explication…

Pour faire écho au titre, beaucoup d’ombres planent sur ce récit gigogne, superbement mené par la romancière au style aussi élégant que suggestif. Lauréate du prix Émile-Nelligan (pour Les vies frontalières, Le Noroît, 1991) et du prix Alain-Grandbois (pour Rabatteurs d’étoiles, Le Noroît, 1995), Rachel Leclerc excelle à camper une atmosphère, esquisser un paysage, évoquer des existences tragiques tout en douceur, sans le moindre effet d’écriture superfétatoire.

Une galerie de personnages masculins
« Tu te souviens de tant de choses, Richard, mais pourquoi la plupart de ces choses sont-elles si noires? », de demander l’aïeul fantôme à son confident. « N’y a-t-il pas de beaux moments dans ta tête? Bien sûr qu’il y en a, mais beaucoup sont venus plus tard, ils ne sont pas de la même époque. Le temps a fini par t’apporter ce qu’il accorde aux survivants : un peu d’abondance et quelques amis venus du hasard, auprès desquels tu as appris l’amour et la liberté. » Tout un philosophe, ce Joachim dont le discours envoûte autant son petit-fils que le lecteur qui se laisse volontiers prendre au jeu de ce récit initiatique teinté d’un brin de réalisme merveilleux. Fasciné par les péripéties de la vie de Joachim et de Georges, on traversera ces pages hallucinées sans trop porter d’attention à ces indices discrets dont Rachel Leclerc a subtilement parsemé son roman et qui prendront tout leur sens à la conclusion.

Mais au-delà des révélations et des coups de théâtre, ce sont les personnages masculins, forts et attachants, qui s’imposent et qui obligent l’adhésion au Chien d’ombre. Certes, il y a bien ici et là quelques femmes : Marie, la femme de Joachim; Dorothée, son amante illicite, mère de Georges; Bianca, la compagne de Richard; sœur Lucille, etc. Mais du propre aveu de la romancière en entrevue, en dépit de leur intelligence et de leur sensibilité, elles resteront à l’arrière-scène, discrètes, effacées même. Nettement plus impulsifs, plus en proie à leurs pulsions primales, les mâles occupent donc toute l’avant-scène de ce drame du mensonge, mensonge lié au fameux péché de la chair et au châtiment divin qui en fut la conséquence, dans un Québec encore livré à la domination du clergé catholique.

D’une génération à l’autre, les hommes du clan Levasseur s’efforcent de tenir les rênes de leur destin, en sachant diffusément que toute existence comporte son lot de drames et de tragédies intimes qui laisseront des cicatrices si profondes qu’elles seront elles aussi transmises en héritage, irrémédiablement. « Les petites histoires sont bien plus tenaces que la grande histoire », écrivait la romancière dans La patience des fantômes, qu’il vaut sans doute mieux avoir lu avant d’entreprendre Le chien d’ombre. « Elles impliquent surtout des blessures qui se transforment en mythes personnels et en forces obscures devant lesquels il faut s’incliner. »

Avec ses secrets inavouables, ses mystères crépusculaires et son écriture en demi-teintes, ce roman de Rachel Leclerc se donne à lire comme une parfaite illustration de l’insondable part de ténèbres logée au cœur de toute vie.

 

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