Un banquet, un meurtre, un enterrement

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Moisson hétéroclite que celle-ci, qui réunit les nouveaux romans d'Alain Beaulieu et de Daniel dA et le premier recueil de poésie de François Charron après un silence de quatre ans. Quelle est la place de la littérature québécoise au banquet de la littérature francophone et de celle-ci au sein des littératures étrangères? Et à quoi sert la littérature, au juste? Quelle est sa fonction, si fonction elle a? Interpeller, faire réagir, témoigner du monde et de notre rapport à celui-ci, mettre un baume sur les plaies de nos âmes? Bien que valides, ces quelques ébauches de réponse n'épuisent cependant pas ces interrogations qui ont, de tout temps, hanté l'écrivain et son double, le lecteur.

Le banquet
La Cadillac blanche de Bernard Pivot, c’est le titre intriguant du plus récent opus d’Alain Beaulieu, qui paraît dans la belle collection «Mains libres» de chez Québec Amérique. Le sujet, déjà esquissé dans le précédent roman de Beaulieu (Le Joueur de quilles, Québec Amérique, 2004) est à la fois simple et loufoque. Le célèbre ex-animateur d’Apostrophes a convoqué dans un boui-boui indopakistanais du faubourg Saint-Denis, à Paris, une quarantaine d’écrivains d’hier et d’aujourd’hui, vivants ou morts, issus des quatre coins de la francophonie, mais principalement de la France et du Québec. Autour de la table réservée par Pivot se côtoient donc Albert Camus, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Louis-Ferdinand Céline, Milan Kundera, Dany Laferrière, Jacques Stephen Alexis, Anne Hébert, Jacques Ferron, Gaston Miron, Victor-Lévy Beaulieu et j’en passe.

«Denise Bombardier n’est pas là? demande Jean d’Ormesson, davantage pour s’immiscer dans la conversation que par réel intérêt.

– Non, répond François Barcelo. Les organisateurs n’ont invité que des écrivains, ajoute-t-il pour se moquer.»

La table est mise, le ton est donné. Et puisant à la fois dans l’œuvre et dans la vie de ses écrivains-personnages, Alain Beaulieu imagine un débat parfois vif et enlevé, parfois lourd et didactique, sur des questions fondamentales portant sur la situation de la littérature, celle d’ici, celle de toute la francophonie, voire celle du monde, dans nos sociétés hypermatérialistes où les fruits de l’esprit et de l’âme sont hélas de moins en moins goûtés comme des denrées essentielles.

Bien qu’elle ne soit pas exempte de quelques longueurs, cette affabulation à mi-chemin entre le roman et l’essai est astucieuse, rigolote. Elle donne lieu à quelques scènes cocasses, à quelques échanges savoureux et à un dénouement pince-sans-rire qui ne manquera pas d’intéresser ceux et celles qui ne dédaignent pas ces divertimenti susceptibles autant d’amuser que d’interpeller
l’esprit, même sur le ton de la badinerie.

Le meurtre
C’est aussi la veine de l’humour, noir à souhait, qu’a choisie l’iconoclaste Daniel dA pour son roman Une balle (à peine) perdue, dont le propos rejoint par moments celui de Beaulieu. Ce choix n’étonnera guère les lecteurs et lectrices des Aventures hallucinantes de Gusse Oualzerre, la série de pseudo-polars satiriques dont dA a publié trois volets chez la défunte maison L’Effet pourpre.

Dans son nouveau livre, comme en guise de gentil pied de nez à l’école de l’autofiction, le romancier se met en scène lui-même… en interaction avec les membres de l’équipe d’Alibis, la revue spécialisée en polar dont le signataire de cette chronique est aussi directeur. Bénévole dans un centre hospitalier montréalais et néanmoins écrivain haut de gamme, Daniel dA écrit donc à la rédaction de la revue pour proposer une nouvelle noire. Mais pour que le texte projeté soit plus véridique, l’écrivain décide d’orchestrer un véritable meurtre qu’il saura raconter avec plus d’authenticité. Mais plutôt que de se salir les mains, dA entreprend de convaincre Stanley Péan de faire le sale boulot à sa place, convaincu que le directeur d’Alibis meurt d’envie de connaître les plaisirs du crime.

Coïncidence étrange, c’est que ce roman essentiellement épistolaire n’est pas sans rappeler une nouvelle de François Jobin récemment parue dans Alibis («Confession ante criminem»), dans laquelle Jobin écrit au directeur de la revue pour lui confier les détails de la série de meurtres d’écrivains québécois qu’il
planifie dans le but altruiste d’augmenter la visibilité de notre littérature. Cela dit, on l’aura deviné, Daniel dA signe encore une fois moins un polar qu’une satire du genre, de ses conventions, de ses artisans, qui lui sert de prétexte pour faire flèche de tout bois, et tourner en dérision à peu près tout et tout le monde. Certes, Une balle (à peine) perdue ne plaira pas forcément aux puristes du genre noir. Mais gardons à l’esprit que derrière ses calembours et ses facéties, Daniel dA cache une véritable sensibilité d’écrivain, toute truculente soit-elle.

L’enterrement
«Je ne plaisante pas avec le réel», écrit François Charron comme une sentence, une solennelle déclaration de principe, dans l’un des poèmes en prose qui composent la poignante suite qu’il fait paraître sous le titre Ce qui nous abandonne. Située à des années-lumière des romans satiriques de Beaulieu et de dA, cette œuvre élégiaque, hantée par la figure du père agonisant puis disparu, marque le retour à l’écriture poétique de Charron, après deux volumineux essais sur l’œuvre d’Hector de Saint-Denys Garneau.

«J’aurais prévu ce qu’il est impossible de croire : le désir de mourir soudainement en pleine lumière», écrit encore le poète, tout entier livré au désarroi en face de la mort imminente. Dans ces phrases souvent péremptoires, semblables parfois à des maximes, se profile justement la tentation de croire à l’impossible, une certaine nostalgie du ciel chrétien et de l’assurance qu’elle nous conférait. Dans un univers comme le nôtre, en deuil de repères, le fils cherche peut-être en vain un sens à ce gouffre qui se creuse en lui avec la disparition du père, à ce vertige qui l’obnubile : «Le monde prend une tout autre signification. Je recule de quelques pas, je remplis d’air mes poumons, je prends toute la place disponible. / Si tu pars sans me quitter, est-ce ma sensibilité qui délire?».

On ne guérit pas de la mort du père. À la veille du vingtième anniversaire de la disparition du mien, je ne le sais que trop. Mais à lire ces pages magnifiques et si sincères de François Charron, j’ai eu la conviction que la littérature peut parfois mettre le plus apaisant des baumes sur les plaies du cœur et de l’âme.

Bibliographie :
La Cadillac blanche de Bernard Pivot, Alain Beaulieu, Québec Amérique, coll. Mains libres, 224 p., 22,95$
Une balle (à peine) perdue, Daniel dA, Vents d’Ouest, 206 p., 22,95$
Ce qui nous abandonne, François Charron, Les herbes rouges, 90 p., 14,95$

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