Traversées de la nuit

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La nuit, tous les chats sont gris, croit-on à tort. Rien n'est plus faux. Pour certains, la nuit, propice à la plongée dans l'introspection, catalyse les révélations sur le soi et les rapports de celui-ci avec les gens et le monde qui l'entoure. C'est en tout cas ce que portent à penser les récents livres de Marie Gagnon, Bertrand Gervais et Élise Turcotte…

Macadam tribut

Sans doute certains de mes collègues libraires pourraient-ils me tenir rigueur de commencer cette chronique par le livre de Marie Gagnon, romancière et ex-junkie, qui a connu une certaine notoriété après avoir admis ses vols innombrables dans des librairies pour se procurer sa came. Faute avouée étant plus aisément pardonnée, je me suis intéressé à ce cinquième livre, qu’elle vient de faire paraître cet automne.

Intitulé Emma des rues, le roman ramène la protagoniste du tout premier opus de Marie Gagnon, Bienvenue dans mon cauchemar, qui lui avait valu le prix de la Société des écrivains canadiens. Bien qu’elle suive un traitement à la méthadone, l’héroïne souffre toujours d’un besoin… d’héroïne, justement (vous m’excuserez la répétition) et continue donc de voler pour en pouvoir s’en payer. L’action se déroule cinq ans après la mort de Jean-Marie, qu’on surnommait le Prince, et l’univers essentiellement nocturne que décrit Marie Gagnon, c’est celui de la Main, avec ses paumés, ses punks, ses camés et ses épaves de divers acabits.

Certains esprits chagrins pourraient objecter que nous sommes ici davantage dans le registre du témoignage autobiographique que dans celui du roman, qu’il soit plus ou moins autofictionnel. Le portrait de cette faune est pourtant esquissé avec une efficacité romanesque non négligeable et aussi, il faut le reconnaître, avec une crudité quasi obligée qui, cependant, ne sombre jamais dans le morbide ou le sensationnalisme. On n’a certes pas tort d’apposer à ce bouquin l’étiquette de «docufiction».

Ajoutez à cela que, toute marginale qu’ait été son existence, l’auteure fait preuve de lucidité et n’hésite pas à critiquer avec véhémence l’hypocrisie collective de notre société sur ces sujets à juste titre révoltants. D’un livre à l’autre, Marie Gagnon ajoute quelques pièces à conviction de plus pour une meilleure compréhension de ce monde souterrain où le soleil n’ose pas toujours se pointer…

Amère América

Du soleil, il n’en manque guère dans Les Failles de l’Amérique, mais ce soleil radieux ne sert qu’à mieux révéler la part des ténèbres qui mine l’idyllique Californie où se déroule l’action du plus récent roman de Bertrand Gervais. Campée à Santa Cruz, au sud de San Francisco, l’intrigue nous raconte par flashs-back l’année qu’y a passée le héros, étudiant québécois expatrié aux États-Unis pour y rédiger une thèse de doctorat en histoire de la conscience. Les Failles de l’Amérique s’ouvre quand le jeune homme, parti à la découverte la vallée de la Mort, revient à Santa Cruz au lendemain du violent tremblement de terre qui a ravagé la Californie il y a quinze ans.

Dans les décombres de son domicile dévasté, notre homme retrouve son ordinateur, dans lequel est enregistré le journal qu’il tenait de son exil américain. C’est cette chronique que nous donne à lire Bertrand Gervais, qui a construit son roman avec l’adresse, la finesse et l’intelligence que lui connaissent les lecteurs de ses œuvres antérieures. Auteur d’un recueil de nouvelles, d’une poignée de romans et d’essais littéraires sur les questions identitaires, Gervais déploie son talent considérable de romancier dans cette œuvre qui n’est pas sans rappeler par son climat La Première Personne, le summum de Pierre Turgeon, ainsi que certains livres de Paul Auster.

Sans rien dévoiler des péripéties de cette intrigue noire à souhait, je me contenterai de dire qu’elle relate l’acclimatation du héros à un groupe, à une société gangrenée non pas tant par la violence que par le spectacle complaisant de cette violence. Happé par cette culture dont il ne connaissait pas grand-chose en dehors de ses manifestations les plus populaires et les plus voyantes, le protagoniste de Gervais ne tardera pas à sentir son âme se fissurer, soumise aux pressions souterraines des forces qui creusent en lui des failles…

Comme une impro de Bill Evans

Le hasard, auquel je ne crois pas tout à fait, a voulu que j’assiste à une table ronde réunissant Suzanne Jacob, Bertrand Gervais et Élise Turcotte, appelés à discuter de leur rapport à la musique — table ronde qui m’a un peu inspiré le choix des livres couverts dans cette chronique. Et puisque je vous ai déjà dit tout le bien que je pensais de Fugueuses de Jacob, il ne me reste plus qu’à vous parler du plus récent ouvrage d’Élise Turcotte, un recueil de poésie intitulé tout simplement Piano mélancolique.

Auteure d’une dizaine de recueils de poésie, de trois romans, d’un recueil de nouvelles et de plusieurs livres destinés aux jeunes lecteurs, Élise Turcotte alterne entre les genres littéraires avec une habileté qui force l’admiration, même si on sait, on sent que la poésie constitue le noyau central de son esthétique.

Sorte de concerto nocturne en cinq mouvements («La nuit parle», «N’emporte rien avec toi», «Mon père avec un avion», «Hôtel Éternité» et «Autoportraits»), Piano mélancolique donne à entendre la poète en proie au deuil et au souvenir d’un homme qui s’en est allé et à qui elle adresse encore la parole : «Surprise par l’odeur de neige. Par le / rêve usé qui revient. / Tes doigts crépitent, tu ne parles / plus. / La porte du malheur est introuvable.» Ce spectre, c’est celui du père décédé qui hante encore cette femme qui l’évoque avec juste ce qu’il faut d’émotion et sans la moindre sensiblerie.

Promenade de nuit dans des paysages intimes et crépusculaires, Piano mélancolique prolonge la manière poignante de l’émouvant Sombre ménagerie, le précédent recueil de Turcotte. Ce nouvel ouvrage se laisse entendre comme les impressionnistes Nocturnes de Chopin ou, mieux, les méditations tristes bleues d’un Bill Evans. Ne me croyez pas sur parole : faites-en la lecture à voix haute en écoutant You Must Believe in Spring

Bibliographie :
Emma des rues, Marie Gagnon, VLB éditeur, 163 p., 19,95 $
Les Failles de l’Amérique, Bertrand Gervais, XYZ éditeur, 448 p., 27 $
Piano mélancolique, Élise Turcotte, Du Noroît, 88 p., 17,95 $

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